Voici quelques années, Monique Wittig déclarait : « les lesbiennes ne sont pas des femmes  ». A une époque où le divorce était presque consommé entre lesbiennes et mouvements féministes, la phrase avait fait scandale et rares étaient celles qui cherchaient à comprendre le sens très politique de la déclaration de Wittig. Le texte de Cécile Nisol replace la pensée de Wittig dans l’analyse psychanalyste afin de démontrer combien la « lesbienne  » tient une place particulière dans la société.
Nous allons faire un exercice complexe. Nous allons imaginer regarder le fonctionnement des structures sociales sans les verres déformants que la société nous a imposés dès notre naissance.
La conceptualisation, les applications et implications de « la vie lesbienne » poussent inexorablement notre réflexion sur la structure fondamentale de la majorité des sociétés « dites humaines » : le despotisme hétérosexuel. Despotisme car il met en place une organisation sociale basée sur la domination des Uns sur les unes en la faisant passer comme un fait de « nature ». Monique Wittig (1) reprend une phrase de Adrienne Rich : « (…) l’hétérosexualité est quelque chose qui a du être imposé, dirigé, répandu par la propagande et maintenu par la force. » (2)
Ce texte pose l’hétéro-sexualité en
tant qu’institution politique à l’intérieur
du patriarcat. L’existence
lesbienne est donc un acte de résistance
à cette institution. Les lesbiennes
constituent une « faille » à
ce régime politique. Un questionnement
continu est indispensable,
car avoir la conscience de l’oppression
n’est pas seulement une réaction
contre cette oppression, elle
implique une totale réévaluation
conceptuelle du monde social.
Le régime politique patriarcal se
met en place et se perpétue grâce à
ses trois bases :
1° le langage du Diviseur opprime à
très long terme et à très grande
échelle et constitue le moyen
conceptuel premier pour arriver à
ses fins.
2° l’éducation patriarcale modèle
les pensées et comportements en
les cloisonnant dans deux classes
dites de « sexe » et les fait passer
pour « l’ordre naturel ».
3° les moyens de coercition : ne pas
donner accès aux droits civiles,
politiques et sociaux.
« La femme n’existe pas » disait
Lacan ! Il a tout à fait raison car
comment pourrait-elle exister en
étant considérée comme un objet,
appendice ou même symptôme…
de l’homme ? Mais au lieu d’être
barrée par le discours du Diviseur,
elle peut « se barrer », s’enfuir. Exit
le mythe de « la femme » qui nie
« les femmes ».
Un exemple de mythe dans Quarto de juillet 2002, de Sylvia Elena Tendlarz : « D’ailleurs, les femmes sont prises, suivant la métonymie phallique, en tant qu’objets à valeur phallique, dans les structures d’échange, par équation Girl=Phallus (…). C’est une formulation qui anticipe la place d’objet du désir qu’occupent les femmes pour les hommes. » (3)
La « métonymie phallique » est un phénomène par lequel un concept est désigné par un terme désignant un autre concept qui lui est relié par une relation nécessaire, comme la cause à l’effet, la partie pour le tout, … Donc, nous obtenons Girl=Phallus. La « fille » est prise comme phallus ou comme « un objet » uniquement pour le bon plaisir, désir, jouissance (peu importe puisque ce n’est pas pour elle, sujet) de « l’homme ou Diviseur ».
Le discours psychanalytique et sociétal place « la femme ou dividue » dans une impossibilité d’être, de penser et donc d’agir en tant que sujet d’elle-même par l’effet du « sexage » étant « un régime de servage sous lequel vivent les corps parlants de la planète réduits au silence en raison de la discrimination frappant leur sexe, marqué comme un manque… ou un excès ». (4)
Les visions psychanalytiques et socétales
Prenons une conception Lacanienne : le phallus. Le Phallus est symbolique. Le sexuel n’aurait de sens qu’en étant absent, manquant. Ce serait donc par le manque que le « dit humain » s’ouvrirait à la culture.
Le « monde humain »… Ce monde là, n’a été créé que par et pour la domination masculine, par et pour les Diviseurs. Il ne représente pas la totalité des êtres parlants. Il n’est qu’un monde d’appropriations. La logique du Diviseur est : qui crée, prend le pouvoir absolu et ne veut rien partager. Il rejette dans les profondeurs « des mystères » tout ce qui ne lui obéit pas.
Le Diviseur rentre dans un jeu paranoïaque. Sa croyance de « persécuté » : la peur que le Phallus ne s’écrive pas. Il lui faut « a-moindrir » l’Autre (« dite-femme ») car « (…) l’Un (l’homme) ne se noue véritablement à rien de ce qui semble à l’Autre sexuel. … Comment situer dès lors la fonction de l’Autre ? … Car il est clair que l’Autre ne s’additionne pas à l’Un. L’Autre s’en différencie… car l’Autre … c’est l’Unen- moins. » (5)
La réduction du corps à sa partie reproductrice, considérée comme unique représentante du corps tout entier, s’explique dans la confusion psychanalytique entre le sexe et le genre. Il ne subsiste en psychanalyse que le sens du genre malgré l’emploi des termes sexes, sexuels,… expliquant ainsi la formulation conceptuelle en terme de sexage.
En effet écrit Claude Lévesque : « (…) le modèle masculin de la sexualité, tout entier axé sur la possession du pénis, ne prend pas sa source dans un quelconque fait de nature touchant la pulsion ou la sexualité, mais est tributaire d’un modèle, presque immémorial, de l’organisation sociale et politique. Aussi, l’envie du pénis qui caractérisait le désir de la femme ne relève- t-elle pas d’une tendance naturelle de la sexualité féminine, mais d’une inclination culturelle, observable depuis des millénaires, à conférer à l’homme tous les avantages, tous les privilèges et tous les pouvoirs. » (6)
La société patriarcale est un système mythico-rituel qui ratifie et amplifie l’infériorité et l’exclusion de la « dite-femme » en ne la percevant pas comme un sujet mais comme un objet d’échange symbolique pour l’homme car explique Bourdieu : « C’est dans la logique des échanges symboliques et, plus précisément, dans la construction sociale des relations de parenté et du mariage qui assigne aux femmes leur statut social d’objets d’échange définis conformément aux intérêts masculins et voués à contribuer ainsi à la reproduction du capital symbolique des hommes, que réside l’explication du primat accordé à la masculinité dans les taxinomies culturelles . » (7)
Cette domination symbolique s’inscrit évidemment dans la langue par des jeux de langages qui camouflent le renvoi des « ditesfemmes » à un devoir-être, comme par exemple, à l’image de la Passionaria, étant « (…) cette femme hors d’elle-même, c’est à dire hors des bornes qui la contiennent culturellement.. » (8). Mais, s’interroge Marie-Joseph Bertini : « Nous croyons tous que la langue nous appartient, mais nous n’avons de cesse de lui appartenir. Oui, la langue nous tient. Mais qui tient la langue ? » (9)
En d’autres termes, qui tiendrait le pouvoir de définir symboliquement les mots de la langue ? Toute institution officiellement reconnue par le pouvoir patriarcal a force de loi. La doctrine psychanalytique s’est approprié l’explication de l’inconscient et donc de toute la sphère symbolique, dont le langage. Or, « (…) Le fameux langage symbolique qui a l’avantage de fonctionner à partir de très peu d’éléments puisque les symboles que la psyché produit « inconsciemment » sont très peu nombreux. Ils sont donc, par voie de théorisation et de thérapie, très faciles à imposer à l’inconscient collectif et individuel. Moyennant quoi, on nous apprend que l’inconscient a le bon goût de se structurer automatiquement à partir de ces symboles/métaphores, …, le nomdu- père, …, l’échange des femmes, …. Il n’y a aucun doute que Lacan ait trouvé dans « l’inconscient » les structures qu’il dit avoir trouvé puisqu’il les y avait mises auparavant. » (10)
Cependant, malgré l’obligation de s’exprimer dans un langage ancestralement phallique, la « ditefemme » éprouve toujours un léger décalage car son discours lui revient avec ce flou d’une mauvaise mise au point. En effet, « faute de signifiant désignant sa sexualité et son identité propre, la femme se vit dans un univers biaisé ce qui la force à jouer de « simulacres ». (11) Le langage analytique est foncièrement basé sur une erreur conceptuelle : la focalisation sur la différence des sexes. Or, le sexe ne doit être qu’un détail indifférent et non le fondement conceptuel d’une théorisation. Car nous constatons l’une des dérives de la sexualisation dans les écrits Lacaniens : ton sarcastique, agressif, comparaisons péremptoires. Cette écriture entraîne un sentiment diffus d’incompréhension face à cette arrogance. Puis, le sentiment se précise pour dévoiler la véritable sensation : la colère.
Si l’auteur émettait une évidence comme dire qu’un petit pois est plus petit qu’une pomme, il n’y aurait aucune colère. Alors, pourquoi la colère ? Car, comme l’écrit Virginia Woolf dans Une chambre à soi, la colère que je ressens n’est que la colère de l’auteur du livre qui tremble de perdre tous ses avantages matériels et symboliques.
La vie lesbienne
Le lesbianisme selon Monique Wittig est « (…) historiquement la culture grâce à laquelle nous pouvons questionner politiquement la société hétérosexuelle et ses catégories sexuelles, sur la signification de ces institutions de domination en général et en particulier sur la signification de cette institution de dépendance personnelle qu’est la mariage imposé aux femmes. » (12)
C’est aussi d’un rapport au corps dans son entièreté, non découpé en zones « dites-érogènes » car, dans le régime du sexage, ces zones ne sont érogènes que pour le Diviseur. Or, la psychanalyse ne peut percevoir la vie lesbienne que comme un arrêt du développement psychosexuel, car elle ne se réfère qu’au concept fondateur : la différence des sexes.
Un extrait d’Annick Le Guen : « (…) elles chercheront à combler dans le recours à des pratiques homosexuelles dans lesquelles, pourtant, elles ne parviendront jamais à intérioriser leur féminité puisqu’elles l’agissent sexuellement. Ce passage à l’acte (il n’est pas systématique chez les femmes phalliques) qui ne peut guère être secondarisé, n’est possible pour elles que parce que l’imago paternelle n’est jamais venue s’interposer comme véritable tiers ‘masculin’ ». (13)
En effet, « la dite-homosexuelle » n’arrive pas à intérioriser sa « diteféminité » par le passage à l’acte « dit-homosexuel ». Elle n’est pas capturée dans le commerce des biens symboliques, elle n’est ni homosexuelle ni femme car elle est lesbienne. Et une lesbienne n’est pas une femme disait Wittig car « (…) lesbienne est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) n’est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. Car en effet ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée servage, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques (« assignation à résidence », corvée domestique, devoir conjugal, production d’enfants illimitée, etc.), relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles. » (14)
« La dite-femme hétérosexuelle » aurait bien intériorisé sa « diteféminité », notion de sexage de l’imago paternelle, par le passage à l’acte « dit-hétérosexuel » et reste donc enferrée à une vision d’objet et non de sujet d’elle-même. Annick Le Guen et nombreux autres font l’amalgame entre tiers et masculin. Or, la notion de tiers n’a strictement rien à voir avec une quelconque référence corporelle spécifique.
Dans ce monde de sexualisation, l’exclusivité de la vision du couple=hétérosexuel crée ce lien pseudo obligatoire entre tiers et masculin. Le tiers signifie uniquement l’apport d’une médiation effectuée par une personne extérieure à un couple quelconque. Donc, les lesbiennes, représentantes du danger, ne peuvent exister dans ce système. Ce danger est muselé par l’interdiction de se nommer, de se questionner en sortant du système de sexage.
Premièrement, les lesbiennes doivent reconstruire leur langage en excluant toute référence à une quelconque notion de « sexe », car ce concept prend racine dans la culture androcentriste. Il serait inadmissible d’inscrire une appartenance « ethnique », « raciale » ou « linguistique » sur notre carte d’identité, mais être réduite à une catégorie de « sexe » nous paraît une telle évidence que nous ne réfléchissons même plus à son implication. Comme autrefois la notion d’appartenance du serf à la terre, commente Colette Guillaumin, « (…) le degré de réalité ressenti devait être celui de l’évidence du froid et du chaud, du jour et de la nuit, un fait en quelque sorte. L’appartenance des esclaves à leur maître, l’appartenance des femmes au groupe des hommes (et à un homme), en tant qu’outil, est de même sorte … » (15).
Deuxièmement, nous devons reterritorialiser notre corps. Apprendre à le voir, à l’écouter, à l’aimer dans sa globalité et non comme des zones découpées au service ou sévices des Diviseurs. Et, finalement, nous devons exiger l’abolition du régime de sexage et donc, une modification radicale du système de relations sociales actuelles.
L’hétérosexualité n’est pas naturelle ni universelle
Nous pouvons dire, avec M. Wittig, que « (…) l’hétérosexualité n’est pas « naturelle » pas plus qu’elle n’est la seule sexualité, la sexualité universelle. L’hétérosexualité est une construction culturelle qui justifie le système entier de la domination sociale fondée sur la fonction de reproduction obligatoire pour les femmes et sur l’appropriation de cette reproduction. » (16)
Et concernant la psychanalyse, nous continuons : « Aujourd’hui, le discours officiel sur la sexualité est le discours de la psychanalyse qui se fonde sur le concept a priori et idéaliste de la différence sexuelle, un concept qui participe historiquement du discours général de la domination . » (17)
Nous pouvons établir, avec M.
Wittig, les trois étapes de notre
prise de conscience à notre prise de
liberté, par :
1° « (…) il n’y a pas de sexe. Il n’y a
de sexe que ce qui est opprimé et
que ce qui opprime. C’est l’agression
qui crée le sexe et non l’inverse.
» (18)
2° L’hétérosexualité est un régime
politique.
« La catégorie de sexe est une catégorie
qui régit l’esclavage des
femmes et elle opère très précisément
grâce à une opération de
réduction, comme pour les esclaves
noirs, en prenant la partie pour le
tout, une partie (la couleur, le sexe)
au travers de laquelle un groupe
humain tout entier doit passer
comme à travers un filtre. » (19)
3° L’aboutissement de la lutte
contre l’esclavage de la moitié de la
population, sexualisée en « femme
», est l’abolition de l’hétérosexualité,
concept symbolique
sociétal de l’obligation d’une structure
divisante comprenant un
dominant et une dominée.
Ce régime opprime, blesse, torture,
moule les esprits dès le plus jeune
âge à ses concepts, à son mode de
« non-vie ». Sur la planète Terre,
nous pouvons décréter que tout
pays est une dictature en lui-même
car aucun n’a encore aboli l’hétérosexualité
comme mode de pensée
et de vie uniques.
Bibliographie (1) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland (2) A. Rich (1981) La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne. Nouvelles Questions Féministes, 1, p31 (3) S.E.Tendlarz (2002) Rapports et différences entre hystérie et féminité. Quarto, 77, p78-81 (4) M.Causse (2000) Contre le sexage. Paris ; Balland, p19 (5) J.Lacan (1975) Encore (séminaire XX). Paris : Seuil, Points essais, p162 (6) C.Levesque ( 2002) Par delà le masculin et le féminin. Paris : Aubier, p46 (7) P.Bourdieu (1998) La domination masculine. Paris : Seuil/Liber, p49 (8) M.J.Bertini ( 2002) Femmes. Le pouvoir impossible. Paris : Pauvert, p59 (9) M.J.Bertini ( 2002) Femmes. Le pouvoir impossible. Paris : Pauvert, p13 (10) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland, p67-68 (11) L.A.Skittegate ( 1995) Les silences de Jocaste. Paris : Imago, p48 (12) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland, p63 (13) A. Le Guen ( 2001) De mères en filles. Imagos de la féminité. Paris : PUF/Epîtres, p70 (14) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland, p63 (15) C.Guillaumin ( 1992) Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature. Paris : Côté-femmes, p39 (16) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland, p102 (17) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland, p108 (18) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland, p42 (19) M.Wittig (2001) La pensée straight. Paris : Balland, p49