Unanimement applaudi par la critique, « Le fils » est incontestablement un film réussi : intense, cohérent, efficace, riche thématiquement et ouvert à des lectures multiples. Est-ce pour cela qu’aucune voix discordante ne s’est élevée dans le concert des louanges ? Ou bien faut-il conclure à l’indécrottable aveuglement devant le -toujours vivace- phallocentrisme ? Aije été la seule à subir la rare violence de ce film ? Violence d’une caméra qui nous contraint, pendant près d’une heure, à une traque permanente. Violence d’un montage saccadé qui ne nous laisse aucun répit. Et au-delà de la violence formelle, l’autre, symbolique celle-là , et tout aussi meurtrière, celle de l’exclusion radicale du féminin. Un déni définitif sur le double mode de l’oblitération et du dénigrement. Telle est ma lecture, celle d’une cinéphile féministe hérissée par l’insidieuse et incessante colonisation patriarcale de notre imaginaire.
« On notera au passage que ce n’est pas l’envie du pénis qui
entérine l’humiliation féminine mais ce scandale que les
femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire
leur fils. »
Françoise Héritier*
Parabole chrétienne tout autant que drame classique,
« Le fils » raconte la « passion » d’Olivier, enseignant en
menuiserie dans une école professionnelle. Quand
celui-ci apprend que Francis, le garçon qui a tué son
enfant, vient d’arriver dans l’école, il refuse d’abord,
puis accepte, de le prendre comme élève dans son atelier.
Cette décision inaugure un parcours de souffrance
et d’amour au terme duquel, et c’est la fin du film,
l’espoir renaît. Si le titre renvoie à la notion de filiation
le fils étant aussi bien la victime que l’assassin, le fils
biologique que le fils adopté-, le père occupe une place
centrale dans le récit car c’est de son point de vue que
nous découvrons les lieux et les personnes, c’est à travers
lui que nous vivons le drame. « Le fils » est donc un
film à propos de la paternité. Question brûlante en
cette période de notre histoire occidentale où les
pères, juridiquement dépossédés de leur « puissance
paternelle », menacés de ne bientôt même plus transmettre
leur nom, mais par contre désormais aussi « certains
» que les mères, voient leur rôle, leur statut et leur
fonction profondément bouleversés. Et curieusement,
en dépit -ou bien serait-ce précisément à cause- du
contexte actuel de complexification de la parenté et de
nécessité de la repenser, les frères Dardenne nous proposent
une vision de la fonction paternelle univoque
et teintée de nostalgie.
Qu’est-ce qu’un père ? Quel père est Olivier ? Dieu le
Père, suggère sa femme qui, au moment où il lui révè-
le qu’il a pris l’assassin de leur fils comme apprenti, lui
demande pour qui il se prend ? Saint Joseph qui comme
lui travaillait le bois ? Olivier a-t-il été un père nourricier ?
De sa relation à son enfant biologique, le film ne nous dit rien. Il nous montre, par
contre, le moment précis où Olivier
devient père. C’est la femme dont il
est séparé, qui va lui révéler sa future
paternité. Presqu’effarouchée, elle lui
annonce humblement, doucement,
qu’elle va se remarier et qu’elle est
enceinte et cela, le jour même où
Francis arrive dans l’école. « Pourquoi
me le dis-tu aujourd’hui ? » demande
Olivier à plusieurs reprises. Sous le
choc de l’annonciation, il décide de
prendre l’adolescent dans sa section
de menuiserie : lui aussi va avoir un
enfant. Ce qui frappe au cours de cette séquence, c’est
l’asymétrie, la différence irréductible entre la maternité
et la paternité. La maternité se limite ici à la dimension
strictement biologique. La mère transmet à son
enfant la vie, un point c’est tout. Un enfant meurt, elle
en fabrique un autre. Voilà à quoi servent les femmes,
ces instruments de la nature qui prêtent leur corps
pour que la chair se reproduise. Et comme si cette
vision réductrice ne suffisait pas, il faut encore que le
film exhibe des mères indifférentes ou destructrices.
La mère de Francis le renie : « Elle ne veut pas que je la
voie », dit-il à Olivier, et celle d’un autre apprenti,
dépressive, sans doute alcoolique, le culpabilise au
point qu’il s’absente des cours, compromettant par là
son avenir. « Ta mère, elle ne peut pas te laisser faire ta
vie ! » hurle Olivier à l’adresse du garçon. La mère, dans
le cinéma des frères Dardenne, est rarement présente
il faut d’ailleurs s’en réjouir, pensons à la mère de
Rosetta- et quand elle l’est, on ne la voit jamais assumer
la fonction de maternage qui lui est pourtant traditionnellement
dévolue. Exit donc la mère ! Et pour
cause … Le père s’est approprié son rôle : désormais il
enveloppe l’enfant de son intérêt, de son attention, de
son amour. La paternité, qui était enserrée dans sa
fonction symbolique, s’ouvre enfin, enrichie du « care »,
de la sollicitude, de ce rapport émotionnel et physique
à l’enfant.
Une fois les femmes évacuées (ni mère, ni compagne, ni petite amie), l’exercice de la paternité peut se déployer tout à l’aise entre hommes. Les réalisateurs ont choisi, et ce n’est certes pas un hasard, d’inscrire cette paternité dans un contexte social et économique bien précis : famille décomposée, milieu ouvrier, enseignement professionnel. L’ancrage se fait donc dans un cadre encore largement dominé par des valeurs viriles. Car il s’agit ici de travail manuel, c’est-à-dire d’un travail auquel se rattache un attribut masculin constitutif de l’identité masculine dans les classes laborieuses : la force physique. Il en faut en effet pour soulever puis porter un madrier en grimpant à l’échelle ou en tout cas il faut savoir utiliser son corps et la force dont ce corps dispose. Dès les premiers plans, nous sommes plongés dans un monde physiquement masculin : un atelier, un bruit de marteau, puis un gros mot, de l’agitation, une sonnerie d’alarme. Le décor est planté et les ingrédients sont là, production, outil, machine, danger, tous traditionnellement associés aux hommes. La section bois, comme la section électricité mais en plus archaïque (c’est à peine s’il y a des machines) est aujourd’hui encore, en dépit de la mixité de l’enseignement, une filière masculine par excellence, où les garçons et leurs professeurs trouvent la confirmation de leur identité virile. La démarche des frères Dardenne me semble donc relever d’un parti pris idéologique en faveur d’un type d’enseignement et de ses valeurs qui résulte davantage de la nostalgie pour un temps révolu que de l’analyse rigoureuse d’une réalité sociologique contemporaine. Actuellement, dans notre société, le capital scolaire a majoritairement supplanté le capital physique de la virilité. Il n’empêche, les réalisateurs se livrent, dans « Le fils », à une véritable entreprise de revalorisation de l’image traditionnelle du maître et du père considérablement ternie au cours du siècle passé.
Autant le film réduit la fonction maternelle quasi à néant, autant il construit une image édifiante de la paternité. Car la figure paternelle qu’incarne Olivier est idéale. Débarrassé des attributs répressifs du despote, libre de toute fonction d’interdit, capable d’émotions et vibrant de souci pour le fils, le père est, en plus, investi de l’autorité du maître dans la relation pédagogique. Une autorité qui pourtant s’exprime de la façon la plus sommaire, à l’aide d’ordres et d’injonctions : « donne ton gabarit », « replie ton mètre », « dépliele », etc. Le maître n’a pas besoin de beaucoup de mots. Il lui suffit de montrer la pièce à reproduire que l’élève s’efforcera ensuite de refaire à l’identique. Nous sommes loin de la maïeutique socratique mais … ça marche ! Tout simplement parce que le maître, par son expérience et son savoir, constitue un modèle auquel le jeune va pouvoir s’identifier. Olivier est capable d’évaluer une distance au centimètre près : « Trois mètre cinquante et un », répond-il à Francis qui le met à l’épreuve en lui demandant : « Combien de votre pied droit à mon pied gauche ? ». Ce savoir-là lui confère autorité et pouvoir. Il force l’admiration et le respect de Francis qui s’écrie subjugué : « Vous êtes fort » et lui demande alors de devenir son tuteur, c’est-à-dire non seulement son maître à faire mais aussi son maître à être.
Au sein de cette relation clairement hiérarchisée, Francis va apprendre davantage qu’un métier, il va apprendre son rôle d’homme. « Lèvetoi, prends tes affaires et viens », lui dit Olivier qui lui intime de le suivre dans cette nouvelle vie à laquelle il veut l’initier. Tel est le modèle pédagogique qui ressort du film : une sorte de padre padrone bienveillant. Ce modèle, dont les Dardenne nous gratifient d’une version idyllique, a sans doute fait ses preuves dans le monde rural quand la sphère du travail et celle de la famille se recoupaient, toutes deux marquées par la domination masculine. Mais un tel modèle est-il réaliste de nos jours ? Peut-il encore fonctionner dans notre monde post-industriel alors que l’ordre patriarcal est menacé par le pouvoir de jeunes consommateurs informés/déformés par les médias et le mode de production bouleversé par les nouvelles technologies de l’information et de la communication ?
Olivier n’incarne pas seulement une figure d’autorité, il apparaît également comme une figure d’amour. A nouveau, l’exclusion du féminin est radicale, puisque c’est l’amour entre hommes, ou plus exactement entre deux mâles dont un adulte et un jeune, qui est au fondement de la relation pédagogique et la condition même de l’initiation et de la transmission. Cette homosexualité non dite, ou plutôt faudrait-il parler de pédérastie au sens grec, perce de manière brutale au travers du matériau cinématographique même. Au début du film, le montage, vif comme une cavalcade, accélère, coupe, brusque les plans tandis que la caméra en état d’agitation permanente cogne, coince, bute. Nous sommes entraîné-e-s dans une poursuite effrénée et troublante d’autant que nous ne comprenons pas, à ce stade, « pourquoi Olivier qui a refusé de prendre le garçon dans son atelier de menuiserie se met à le suivre, à le pister dans les couloirs du centre de formation, dans les rues de la ville, dans son immeuble. Pourquoi il est ainsi attiré par lui ». Cette dernière petite phrase, trouvée sur le site www.cinebel.com, saisit à merveille l’ambiguïté de la caméra lorsqu’elle traque l’éromène, l’objet d’amour, à la manière d’un chasseur sa proie. Cette lecture, même si elle n’est pas la seule possible, est encore renforcée par la séquence dans les vestiaires où Francis dort abandonné dans la douche et celle où Olivier se couche sur le lit du jeune garçon.
De même, l’usage quasi exclusif de gros plans lors des deux premiers tiers du film va de pair avec des mouvements de caméra qui relient une main à une tête mais aussi des mains à des têtes, et des têtes entre elles. Travellings constants entre les corps et dans la chair dont il faut réunir des parties. Les réalisateurs se passent du champ/contre-champ habituel des dialogues pour tenir ensemble dans le même plan, sans les séparer, deux personnes. Si le montage évoquait la conquête de l’objet aimé, la caméra suggère le lien d’amour. Assis dans la voiture lors de la dernière partie du film, Olivier et Francis sont littéralement enchaînés l’un à l’autre par la caméra au moment où la tension va atteindre son point culminant et la fusion se réaliser physiquement. En effet, peu après, Olivier révèle enfin à Francis que c’est son fils qu’il a tué. Pris de peur, le garçon tente de se cacher dans l’entrepôt puis s’enfuit dans les bois où il sera rattrapé par Olivier. Survient alors la séquence considérée comme le grand moment du film : Olivier maîtrise Francis étendu à terre dans un corps à corps où il renonce à l’étrangler et où le garçon se rend, s’abandonne. La scène, attendue et qui n’est pas sans rappeler les scènes de viol au cinéma, frise le ridicule quand le père/maître et le fils/élève s’éprouvent dans la chair, le premier forçant le second à (s’)accepter et à aimer (l’autre). L’initiation a lieu dans la forêt, à l’abri du regard des femmes, au travers de cette étreinte qui ressemble à un coït brutal mais marque, en même temps que le pardon de la faute, la sublimation de l’amour entre hommes. Alors enfin, le jeune Francis va accéder au monde (masculin) du travail, à ce que l’on considère comme l’essence de l’humain. La réconciliation se scelle par le travail : le film s’achève sur l’image des deux hommes qui ensemble descendent les planches et les placent dans la remorque de la voiture.
Les frères Dardenne revisitent le thème de la paternité comme si aucune révolution n’avait eu lieu dans les rapports de sexe au XXe siècle. Ils ne semblent pas avoir enregistré la parole des femmes. IIs n’entendent rien de leur désir d’être génératrices de culture. Ils ne voient pas que les Saint Joseph d’aujourd’hui sont les non-pères des familles recomposées attentifs à donner du soin aux enfants. Ils ne comprennent pas l’urgence que les hommes s’incarnent depuis que les femmes parlent. C’est pourquoi « Le fils » est, de ce point de vue, profondément conservateur et insidieusement sexiste. Ce film présente plusieurs points communs avec « Etre et avoir », le documentaire émouvant et généreux sur une petite école de campagne qui a ravi des milliers de spectateurs. Tous deux démontrent l’efficacité des valeurs traditionnelles ébranlées par les crises, comme l’autorité, la hiérarchie des âges, le pouvoir que donnent le savoir et l’expérience, sans prendre acte de l’histoire récente qui révèle la disparition irréversible des petites écoles à classe unique et la nécessité de moderniser l’enseignement professionnel hérité du XIXe. Tous deux incarnent ces valeurs en des personnages masculins (le père et le maître), redorent par là l’identité masculine mise à mal par la destitution symbolique du père et la perte de statut social du maître et, surtout, confortent un modèle patriarcal qui n’a même plus d’existence juridique.
Le monde du « Fils » est un monde verouillé de l’entre hommes, un monde fantasmatique où coexistent des représentations archaïques sécurisantes et des idées futuristes anticipant (palliant ?) les angoisses devant le clonage reproductif. La paternité à la Dardenne resplendit de sa toute-puissance patriarcale retrouvée : plus besoin de femmes, de mères, ni même de mères porteuses ou de donneuses d’ovules. Les réalisateurs nous disent que, contrairement à ce qu’affirme Françoise Héritier, les pères peuvent donc faire leur fils. Comment, à partir de tels films, penser le vivre ensemble des femmes et des hommes, comment reconnaître l’altérité au fondement d’un monde vraiment commun ?
*Françoise Héritier, 2002, Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, Paris, p.23.