La troisième vague du féminisme serait-elle arrivée en Europe ? On l’attend, on en scrute les indices ici et là . Aux Etats-Unis, les groupes rock de filles et les larges promotions d’étudiantes des women studies en sont quelques signes avantcoureurs, au milieu d’autres signes bien plus inquiétants. En Europe aussi, à part une épisodique et faible reconnaissance par les médias de la présence et de la validité d’un discours féministe et d’une prise de conscience perceptible chez les 20-30 ans, on ne peut pas dire que la vague soit un raz-demarée.
Sans doute cherchons-nous encore notre grand combat, celui qui sera susceptible de mobiliser largement les femmes et surtout les jeunes. Sans faire dans le détail, on peut dire que la première vague du féminisme, du 19ème siècle aux débuts du 20ème, luttait pour le droit de vote ; la deuxième vague des années 60 et 70, se battait pour l’égalité professionnelle, l’avortement et la contraception. Pour quoi la troisième vague luttera-t-elle ? J’entends déjà vos réponses : le chantier est large ; il y a amplement le choix ; ce n’est pas le boulot qui manque ; etc. Mais il ne suffit pas de reconnaître l’ampleur des demandes que nous voulons encore formuler, ampleur reflétée par la diversité et la richesse des initiatives féministes (qu’elles se qualifient ainsi ou non) de par le monde pour arriver à fédérer toute une nouvelle génération sur un mot qui fait encore peur. Combien y a-t-il de jeunes filles de 15 ans, de 20 ans, de 25 ans qui se disent fièrement féministes ? Ne sont-elles pas plus souvent effrayées par le mot et la désinformation ou la mésinformation dont les médias l’ont entouré depuis 30 ans ? Comment convaincre les indécises, les goguenardes, les franchement hostiles de la nécessité d’un féminisme et de la beauté du mot ? Comment répéter une fois encore qu’il s’agit d’un terme qui ne se prend pas au sérieux, que nous ne nous prenons pas au sérieux ?
Comment remettre au coeur de ce mot ce qui en fait la substance incontestable et à laquelle toutes, nous pourrions adhérer ? On pourrait en discuter des heures, comme lors de ce séminaire organisé par Digitales en décembre lorsque 20 filles dans une salle donnaient des centaines de définitions du mot, toutes plus valables et riches les unes que les autres.
Les filles de l’association « Ni Putes Ni Soumises » n’ont pas passé beaucoup de temps à discuter. Leur urgence est de dénoncer la construction sexiste de la société des banlieues dans laquelle elles vivent. Au-delà des faits divers de « tournantes », de viols collectifs ou de meurtres de filles, au-delà des agressions quotidiennes verbales, familiales, visuelles, des mariages forcés, des discriminations scolaires et professionnelles dont elles font l’objet, elles ont décelé une société dont l’architecture de pouvoir ne fonctionne que sur l’oppression des femmes et ont formulé un projet féministe. Elles demandent beaucoup, des cours d’éducation sexuelle et des informations sur la contraception, une lutte contre la prostitution, des mesures fortes contre les mariages forcés, des centres d’accueil de victimes de viols ou de harcèlement sexuel, une politique pour l’emploi et contre les discriminations, des cours sur l’égalité sexuelle à l’école et la fin des orientations des filles dans des filières propres.
Elles ont de quinze à trente ans, sont encore lycéennes, étudiantes ou travaillent déjà. Toutes elles subissent le regard des mecs dans la rue, vite classifiées comme putes ou comme soumises selon leurs vêtements, leurs attitudes. « Putes » signifie offertes aux viols et aux injures ; « soumises », reléguées au voile et à la domesticité. Beaucoup ont subi la dictature des grands frères, soi-disant protecteurs, mais également violeurs des soeurs des autres. Beaucoup subissent l’incompréhension de leurs familles, de leurs mères, qui tentent de sauvegarder la culture, la tradition et ne voient pas combien leurs filles sont les porteuses d’avenir. A quelques-unes et quelques-uns, elles ont créé cette association et parcouru les villes de France pour expliquer et dénoncer. Leur nom est provocateur : Ni Putes Ni Soumises, cela résume la liberté essentielle qu’elles revendiquent en tant que femmes. Ne pas être traitées de putes si elles s’affranchissent du carcan culturel et social dans lequel elles sont enfermées. Ne pas accepter la soumission que tous leur imposent, dans le mariage, dans un boulot de seconde zone, dans les tâches ménagères quotidiennes.
Elles ne se disent pas toutes féministes, encore trop effrayées de la force d’un mot et aussi parce que les féministes, elles ne les ont pas beaucoup vues dans les quartiers, mais le manifeste qu’elles ont écrit est un des manifestes que la troisième vague du féminisme attendait. Le 8 mars, Journée Internationale des Femmes, elles menaient la marche des femmes à Paris. De passage à Paris ce week-end là, un peu par hasard, je suis tombée sur cette manifestation qui a eu tout d’un coup le pouvoir de me faire croire à la réalité toute proche d’une troisième vague de féminisme. Jamais une marche des femmes n’aura rassemblé autant d’adolescentes et de jeunes femmes. Par milliers, elles sont venues des banlieues, des lycées, autour d’une colère féministe qui leur appartenait enfin. Elles amenaient parfois leurs mères, leurs frères, leurs pères, toute une société qui ne s’était jusqu’ici pas rendue compte du danger qui entourait leurs filles et du respect et de la dignité qu’elle devait leur accorder. La manifestation était colorée, des milliers de pancartes reprenant simplement le nom de l’association comme slogan avaient été distribuées, des T-shirts, des badges étaient largement vendus, une chanteuse de rap avait composé des chansons sur les revendications et messages que toute la foule reprenait en coeur. Les associations féministes traditionnelles et ensuite les syndicats et partis politiques qui fermaient la marche n’avaient pas l’air d’en revenir et leurs discours paraissaient bien faibles comparés à la simple affirmation « Ni Putes Ni Soumises ».
Au-delà de ce moment de joie et d’excitation, de cette manifestation si bien menée, par des filles intelligentes qui ont compris que la lutte féministe doit se donner un but simple, des moyens graphiques et communicationnels directs et efficaces, le mouvement peut-il continuer ? Je l’espère. Il a en tout cas tous les ingrédients d’un combat féministe fédérateur. Surtout il a peut-être trouvé un thème de campagne au coeur de notre modernité, répliquant à de grands courants qui traversent notre société du début de ce siècle. C’est d’abord la démission du social qui est attaquée de plein front, cette démission qui paupérise des quartiers entiers, faisant naître une frustration qui, chez les hommes, se traduit lâchement par une reprise du pouvoir sur les femmes. C’est ensuite la survivance du fascisme le plus coriace, celui qui fait des êtres humains des objets de réglementation ou des éléments négligeables, les transformant en sans-papiers, en sans-emploi, en sans-droits.
C’est aussi la rançon d’un discours occidental qui reste profondément colonialiste ne sachant comment composer avec une autre culture sans la forcer à une intégration destructrice. C’est enfin et surtout, dans une perspective féministe, le caractère insidieux d’images soidisant libératrices, nées de la révolution sexuelle et perverties par le capitalisme à outrance, par lesquelles les femmes ne sont que corps et choses, objets de tous les fantasmes et de toutes les condamnations. C’est le libéralisme et la mondialisation pour lesquels la marchandisation ne doit pas connaître de limites, englobant les femmes dans le commerce de la prostitution et de la pornographie, et ancrant dans la tête de tous une image des femmes offertes et réduites à leur corps, putes ou soumises. Ce mouvement des femmes des banlieues, nous renvoie leur situation précise comme une image de la situation de toutes les femmes : dans la sphère privée à laquelle on tente de nous confiner, nous devrions toujours être soumises ; dans la sphère publique, à laquelle nous voulons accéder, nous serions tolérées à condition que nous restions putes, sujettes au viol, à l’agression verbale, aux images dégradantes. Au coeur de toutes ces oppressions que nous vivons toutes, quelles que soient notre culture et nos origines, immigrées ou non, ouvrières ou bourgeoises, Ni Putes Ni Soumises reprennent un credo féministe traditionnel, exposant les racines de la servitude imposée aux femmes et les reliant au fonctionnement normal de la société.
Comprendre cela, c’est se relier à toute l’histoire du féminisme et c’est proclamer que la lutte est loin d’être finie. Peut-être les filles issues de l’immigration ne seront pas la troisième vague féministe, mais elle en fera certainement partie, dans une version radicalement politique en phase avec notre réalité.
APPEL NATIONAL DES FEMMES DES QUARTIERS
NI PUTES, NI SOUMISES
Nous, femmes vivant dans les quartiers de banlieues,
issues de toutes origines, croyantes ou non, lançons
cet appel pour nos droits à la liberté et à l’émancipation.
Oppressées socialement par une société qui
nous enferme dans les ghettos où s’accumulent
misère et exclusion. Étouffées par le machisme des
hommes de nos quartiers qui au nom d’une "tradition"
nient nos droits les plus élémentaires.
Nous affirmons ici réunies pour les premiers "Etats
Généraux des femmes des Quartiers", notre volonté
de conquérir nos droits, notre liberté, notre féminité.
Nous refusons d’être contraintes au faux choix,
d’être soumises au carcan des traditions ou vendre
notre corps à la société marchande.
Assez de leçons de morale : notre condition s’est
dégradée. Les médias, les politiques n’ont rien fait
pour nous ou si peu.
Assez de misérabilisme. Marre qu’on parle à notre
place, qu’on nous traite avec mépris.
Assez de justifications de notre oppression au nom
du droit à la différence et du respect de ceux qui
nous imposent de baisser la tête.
Assez de silence, dans les débats publics, sur les
violences, la précarité, les discriminations.
Le mouvement féministe a déserté les quartiers. Il y
a urgence et nous avons décidé d’agir.
Pour nous, la lutte contre le racisme, l’exclusion et
celle pour notre liberté et notre émancipation sont
un seul et même combat. Personne ne nous libèrera
de cette double oppression si ce n’est nous
mêmes.
Nous prenons la parole et lançons cet appel pour
que dans chaque cité de France, nos soeurs, nos
mères entendent ce cri de liberté et rejoignent notre
combat pour mieux vivre dans nos quartiers.
Pour que nous soyons entendues : Diffusez notre
Appel le plus largement possible et Participez à l’ensemble
des initiatives féministes et antiracistes qui
restent le coeur de notre combat !
Fédération Nationale des Maisons des Potes
190, Boulevard de Charonne †75020 PARIS
Tél. 01.44.93.23.23 Fax. 01.44.93.23.24
fede@maisonsdespotes.net