Le pouvoir que les femmes ont de "faire" des enfants, en tout cas de les porter, est, parait-il LA différence entre femmes et hommes qui justifie toutes les autres, et qui justifie que les hommes contrôle les femmes.
Pour Françoise Héritier [1], la diffusion de la contraception va permettre de renverser la donne des rapports de genre : "la fécondité est le lieu central de la domination du masculin" (p.248), mais "le droit à la contraception assorti de techniques efficaces a fourni aux femmes un instrument majeur de libération, le levier leur permettant de sortir du lieu de la domination" (p.258). En d’autre terme, c’est parce que les femmes pouvaient assurer la reproduction des hommes qu’elles ont été contrôlées, et maintenant, grâce à la pilule, elles ne sont plus contrôlables.
Les femmes ont, certes, et de plus en plus, un pouvoir sur le contrôle de la reproduction (un enfant si je veux, quand je veux) mais ce pouvoir est toujours relatif : elles ne décident pas toujours de leurs maternités, qui sont contraintes socialement et économiquement. Et même en des temps où elles peuvent faire appel à la fécondation artificielle, la reproduction est un processus toujours contrôlé, ne fût-ce que par les lois et les médecins, et qui doit correspondre à certaines normes sociales.
Mais la vision d’Héritier parait en outre très optimiste, voire naïve : est-ce raisonnable de croire que les hommes deviennent incapables de contrôler les femmes simplement parce que les femmes peuvent prendre la pilule en douce ? A lire certains textes masculinistes, qui revendiquent pour les futurs pères le droit à interdire aux femmes enceintes de leurs enfants de fumer et de boire, on peut voir que si les femmes acquièrent des moyens nouveaux, les hommes ne sont pas totalement passifs, et envisagent aussi la conquête de nouveaux droits de contrôle sur les femmes...
C’est sans doute parce que Delphy analyse la maternité d’un point de vue plus radical (et moins angélique) qu’elle est plus efficace pour en éclairer les tenants et les aboutissants.
Dans sa critique de certaines théories féministes contemporaines ("libération des femmes ou droits corporatistes de mères ?" [2]), elle montre que ces théories présupposent un lien indivisible entre les fonctions de la grossesse, de l’allaitement, et d’élevage, et ne conçoivent la filiation que comme "naturellement" biologique, et exclusivement. "Pour ces féministes, (...), non seulement tous les rôles sont confondus et considérés comme découlant de l’accouchement, mais de surcroît (...) le nouveau-né serait automatiquement affilié à la femme qui l’a mis au monde » (p. 101 à 102).
Cette vision de la maternité comme un paquet indivisible et allant de la conception jusqu’à la préparation des boîtes à tartine du petit dernier, implique bien sûr que l’élevage des enfants serait toujours "naturellement" alloué aux femmes.
Si ce qu’on veut vraiment est que l’élevage des enfants ne soit plus à la charge exclusive des mères biologiques, si ce qu’on veut vraiment c’est aussi une implication des hommes (et pas seulement en tant que pères) dans l’élevage des enfant, alors il faut accepter de dissocier ce qui relève de la contrainte biologique (un foetus dans un ventre, l’allaitement) de ce qui a été construit socialement comme relevant de l’instinct maternel et de la "nature" des femmes, et donc de leurs devoirs (tout le reste).
Mais cela implique, et c’est ce que Delphy soupçonne certaines féministes de ne pas vouloir, que le pouvoir des femmes (des mères) sur leurs enfants, ne soit plus vu ni comme naturel ni comme évident.
Pendant longtemps, la maternité a été le seul lieu de pouvoir possible pour une grande partie des femmes ; la génération de nos mères devait choisir entre vie professionnelle et maternité ; et notre génération a l’air de craindre, et sans doute a-t-elle quelques raisons de le faire, qu’en renonçant à notre pouvoir exclusif sur nos enfants, nous ne fassions que lâcher la proie pour l’ombre.
[1] Héritier F.[2002] Masculin / Féminin II, Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, Paris.
[2] Publié dans Delphy C. [2002]L’ennemi principal II, Penser le genre, Syllepse, pages 91 à 119