Je suis née fille. On ne m’a pas éliminée à la naissance. On ne m’a pas bandé les pieds. On m’a mise à l’école gardienne mixte. Je n’ai pas été la mère de mes frères et soeurs. J’ai fait l’école primaire à l’école communale. On ne m’a pas excisée. Je n’ai pas dà » me couvrir la tête, le corps ou les pieds, je n’ai pas dà » marcher 10 mètres derrière les hommes.
Au contraire, j’ai fait du basket dans une équipe de filles et on jouait avec des garçons. Après j’ai été dans des écoles pour filles où étaient modèles mesdames de Waha, Gatti de Gamond et Daschbeck. Je n’ai pas été mère à 20 ans comme ma grand-mère mais, bonne élève et en accord avec mon temps, il était logique que je fasse des études.
J’ai donc logiquement fait des études.
J’étais, comme beaucoup de filles de ma génération, l’héritière d’avancées, d’avantages, d’égalités et de libertés pour lesquelles femmes et féministes avaient lutté. J’étais un résultat palpable du progrès. J’entrais dans la vie sur un pied d’égalité et n’avais plus, comme presque du temps de ma mère, l’obligation tacite de me scotcher à un prince et de le transformer en mari. Bref, j’étais, en principe, apte à mener ma vie en totale indépendance.
Bardée de ma jeunesse et de mes diplômes, je possédais tous les items nécessaire à ma propre propulsion, mis à part qu’il manquait un élément-clé à mon trousseau : la légitimité. Je me suis vite rendu compte que, même si je disposais de pas mal de cartes, il me manquait le mode d’emploi. Et tandis que mes pairs, les garçons, traçaient leurs chemins bien plus rapidement que moi, je me dépêtrais entre ce que je devais faire, ce que je pouvais faire, ce qu’il était logique que je fasse. Il me manquait la tradition, les modèles, l’héritage.
Alors que les héritiers légitimes n’avaient même pas la conscience d’être portés par leurs blasons invisibles et filaient insolemment droit au but, moi je faisais du sur-place en contemplant mon avenir comme autant de pièces de l’aspirateur étalées devant moi. Je stagnais et me voyais aussi maladroite qu’un nouveau riche ne sachant que faire de ses récents acquis…
Dans un moment d’illumination, j’ai compris que si je voulais tracer à mon tour, je devrais me battre pour m’accaparer cette légitimité, et défendre le reste ensuite, à savoir simplement ma profession. D’abord ingérer la question du pouvoir et donc celle de la reconnaissance, et puis de l’argent. Se poster naturellement à l’endroit de l’espace ou l’appartenance, ou encore, plus simplement, de la parole. Une prise de position mentale comme d’autres campent leurs corps sur les trottoirs de la ville. J’ai donc livré tous ces « petits combats » et rattrapé peu à peu l’handicap que niaient ou feignaient d’ignorer mes fameux pairs.
Je possédais le droit, j’ai dû acquérir la légitimité.
Et qu’on ne vienne pas me dire que les garçons ont aussi des problèmes à se positionner, ce n’est pas de cela dont il est question. Je parle du temps nécessaire à digérer les révolutions. Je parle de la fragilité de ces femmes qui font l’expérience de leur égalité depuis quelques décennies seulement. Je parle de celles qui se sentent isolées parce que trop rares sont les modèles qui les précèdent. Je parle de celles qui capitulent en se réfugiant dans une maternité rédemptrice. Je parle de celles qui s’acharnent à tenir un rôle de puissance face à la force tranquille du déterminisme de genre. Mais je parle aussi de mon ras le bol d’entendre mes « amis de tous sexes » dire « Mais qu’est-ce que vous voulez de plus, vous les féministes ? Les femmes ont obtenu les mêmes droits que les hommes maintenant », ou encore de s’offusquer du peu de considération que nous (toujours les féministes) accordons au « malaise » que peut éprouver l’homme moderne…
Bien sûr que je suis consciente, reconnaissante, honorée, soulagée de vivre à une époque et sur une partie du globe où l’on ne bande pas les pieds, où l’on n’oblige pas les petites filles à éduquer leurs petits frères… mais quand je vois autour de moi le nombre de femmes modernes, intelligentes, éduquées et rebelles qui ont des problèmes avec l’appartenance, ou avec l’argent, ou avec l’engagement, je me dis que résolument, il y a un voile obscur qui obstrue toujours cette prétendue égalité.