> Les numéros > Scumgrrrls N° 5 - Printemps / Spring 2004

Les lesbiennes font de la télé

Deux débats sur les lesbiennes àla télévision en moins de deux semaines. C’est Byzance ! Qui a dit que les lesbiennes sont invisibles sur le petit écran ? Enfin, ne nous réjouissons pas trop vite…

Car s’il a fallu attendre les premières années du troisième millénaire pour voir des émissions télé consacrées uniquement aux lesbiennes et pas à l’ensemble des homosexuels, hommes et femmes, on ne peut pas dire pour autant que ces émissions ont libéré la représentation des lesbiennes. Ces deux derniers débats, l’un à la RTBF (C’est Mon Histoire), l’autre à Ca Se Discute, sur France 2, en sont la meilleure preuve : ils démontrent que, dès que les lesbiennes accèdent à la visibilité du petit écran, la télé s’empresse d’en montrer une image rassurante et hétérosexualisante.

Les lesbiennes sont donc désormais les bienvenues sur la scène télévisuelle ; elles ne doivent même plus partager le plateau avec leurs confrères masculins, elles deviennent les seuls thèmes du débat. Mais cette avancée remarquable n’est pas sans risque ni contrecoup. Tout d’abord, on évite de nommer les lesbiennes. Les titres des émissions sont révélateurs  : « les femmes qui aiment les femmes » pour l’émission belge, « comment vit-on avec une femme quand on est une femme » pour la française. Que d’euphémismes, messieurs, que de périphrases  ! Signe que le mot lesbienne fait toujours peur ? Peut-on imaginer qu’une émission sur les homosexuels masculins s’intitule « les hommes qui aiment les hommes » ? Sans doute pas, car ce serait renvoyer des gays une image sentimentale, réservée aux femmes, et donc aux lesbiennes.

La remarque n’est pas que sémantique, la télé accueille peut-être les lesbiennes mais surtout si elles restent bien des femmes. Lesbiennes oui, mais mariées ou mères… Si le mariage ou l’homoparentalité peuvent parfois être considérés comme des forces de déconstruction, cela n’est certainement pas le cas ici. Sous prétexte d’une tolérance progressiste, la télévision recentre les lesbiennes dans le mariage et la maternité et leur refuse toute autre place.

Ainsi le débat sur la RTBF se concentre sur le mariage, particularité belge oblige. L’émission suit le mariage de deux femmes et en fait la préoccupation principale des lesbiennes. Lorsque des invitées contestent la nécessité du mariage ou son sens politique, le présentateur semble décontenancé. N’était-ce donc pas cela que voulait la communauté homosexuelle  ?

A France 2, ce qui tracasse Jean- Luc Delarue, présentateur du débat, c’est que toutes les lesbiennes présentes sur le plateau s’empressent de faire des gosses. La majorité des couples présents ont des bébés ou sont enceintes. Il n’hésite pas à redemander deux fois à celle qui déclare qu’elle ne désire pas d’enfants si elle est vraiment sûre, jusqu’à ce son interlocutrice abandonne la partie : c’est promis, elle en fera plus tard… Ouf, on est rassuré.

Pas question de montrer une autre image des lesbiennes. C’est d’ailleurs lorsque Sandrine Debunne, présidente de la Maison Arc-enciel, maison des associations gay et lesbiennes, pose la véritable question des lesbiennes en tant que femmes, celle du féminisme, que le débat échappe au présentateur. Enfin les vraies questions sont sur la table, celles justement que ni le présentateur ni l’invité privilégié, Dani, auteur de BD misogyne, faussement supporteur des lesbiennes présentes, ne veulent entendre.

Pas question non plus de reconnaître une identité proprement lesbienne. Si on aime une femme, c’est juste une question de personnalité, de personne, pas de sexe.

De nombreuses intervenantes, dans les deux émissions, le soulignent : pas de choix politique, juste une décision involontaire, un coup de foudre. Il faut aussi rester féminine. Là encore tout le monde s’accorde ou presque. Lesbienne oui, butch non. Et disparaît du coup tout un pan de la culture lesbienne au profit d’une représentation classique et hétérosexuelle de la femme.

C’est le signe d’un backlash dans la représentation des lesbiennes à la télé, d’un retour en arrière. Et ce n’est sans doute pas un hasard que cela se passe au temps du mariage gay et lesbien. On éloigne les lesbiennes du féminisme. Car le féminisme fait plus peur que jamais, il s’agit d’un réel travail de sabotage comme nous le démontre une autre émission télé, celle qu’Arte a diffusée pour le 8 mars et qui était annoncée comme soirée thématique sur le Féminisme. La soirée s’ouvre sur un film fait par une jeune femme qui est autant de démonstrations d’ignorance ; si je ne m’intéresse pas au combat féministe, dit-elle, c’est de la faute des féministes (et d’abord je n’en connais aucune, les salopes elles le font exprès !), mais je me permets quand même de dire, même si je ne sais ce qu’elles font, qu’elles n’en font pas assez. Ensuite, Arte lance un faux débat, soi-disant sur le féminisme, en réalité sur la nonnécessité de celui-ci. Ainsi le présentateur appuie le rejet du féminisme exprimé par une des filles des Ni Putes Ni Soumises et laisse à peine la place à la parole des deux féministes présentes, une canadienne et une allemande.

Bien pire, il insinue même que le féminisme est la cause de tous les maux : pour expliquer le problème de la violence contre les femmes dans les cités ne cherchez pas plus loin, c’est sans doute la faute des féministes. Vous n’y auriez pas pensé toutes seules, n’est-ce pas ?

Le débat d’Arte, qui part d’un postulat manipulatoire, d’une mauvaise foi évidente, n’a même pas le courage d’inviter ou d’interroger les féministes françaises mises au banc des accusées. La même logique que dans les débats sur les lesbiennes est à l’œuvre ici. Féminisme et Lesbianisme (le vrai, pas celui que les télés veulent nous faire avaler) font peur ; ils menacent l’hétéropatriarcat. La télé s’engage donc, à la grande joie de la société, dans un travail de sape.

A la fin de la soirée, tout le monde sera rassuré : le féminisme n’est pas nécessaire et en plus il ne sert à rien ; les lesbiennes (pardon, les femmes qui aiment les femmes) ne sont pas un danger, elles se marient, ont des enfants et sont finalement presque des femmes.

Dans un livre sur les femmes et la télévision, une auteure américaine disait, dans les années septante, qu’à moins d’inclure des femmes dans la réalisation d’émissions de télévision, on continuerait de voir comment les hom- mes pensent que les femmes sont et non comment les femmes savent ce qu’elles sont. On pourrait dire la même chose des féministes ou des lesbiennes dont le discours, l’image et les actions seront toujours transformés et manipulés. Mais on a aussi sans doute perdu l’optimisme de cette auteure. Que les féministes ou les lesbiennes envahissent les chaînes de télé n’y suffira pas. Les voix des féministes et des lesbiennes sont à entendre ailleurs, dans les films, les livres, la musique qu’elles font. Eteignez la télé ! Ah ? C’est déjà fait ?

L’histoire des débats télévisés sur les lesbiennes

Les années septante sont celles de l’invisibilité tant pour les lesbiennes que pour les gays. Seules quelques incursions à l’écran permettent aux homosexuels de se montrer, pas toujours sans risque comme en témoigne ce licenciement d’une professeure d’une école catholique pour avoir témoigné de son homosexualité dans une émission de la télévision belge.

Au milieu des années 80, le sida propulse (malheureusement) les gays au devant de la scène. Ils apparaissent sur le petit écran. On est encore dans la pathologie, la honte et le médicalisation et les lesbiennes sont absentes de cette représentation soudaine. Elles arrivent timidement dans les années 90 dans les émissions et débats consacrés à l’homosexualité. Mais elles partagent toujours l’émission avec des homosexuel( le)s, restant souvent minoritaires. C’est le temps du psychiatre dont la présence était indispensable pour expliquer l’homosexualité et ses prétendues causes.

La RTBF invitera encore une psychanalyste à la fin des années 90 qui déballera un pot pourri de tous les clichés connus. Vient ensuite la période « pauvres parents », des témoignages émouvants, il faut tacher de comprendre leur honte et leurs angoisses. Plus une émission n’échappe à la vision de papa et maman éplorés mais bien décidés à apprendre, à comprendre au delà de la douleur.

Ensuite, ce n’est plus l’homosexualité qui fait le titre du débat, mais des facettes plus précises de la culture ou l’existence gay ou lesbienne. Par exemple, les droits, le mariage, la parentalité, la culture. Ainsi France 2 ose une émission sur « y a-t-il une culture lesbienne ? », RTL sur la littérature lesbienne. Enfin, des émissions qui nous représentent ? Ce serait trop espérer. Car, dans chacune de ces émissions, le propos dérape toujours sur des questions plus intimes, plus personnelles. La culture lesbienne devient plus une interrogation sur ce qu’on fait au lit. Cela n’intéresse pas trop le présentateur (eh oui, toujours un homme) de savoir quel est le propos révolutionnaire de Monique Wittig mais bien plus de comprendre comment l’universitaire spécialiste de la question arrive à faire jouir sa copine sans bite. Bref, toujours la même histoire.

Près de l’an 2000, on commence à inviter des théoriciennes, Marie- Hélène Bourcier ou Beatriz Preciados, histoire d’élever le débat, bien que ce ne soit jamais facile d’éviter les manipulations des présentateurs qui savent très bien où ils veulent aller et ce qu’ils ne veulent pas entendre, et qui savent manipuler le réflexe narcissique.

Curieusement, on ne voit presque plus les gays dans ces débats. N’aurait-on plus rien à dire des gays ? Se pourrait-il qu’on ait simplement épuisé la problématique gay ? Difficile à croire. Il est vrai qu’avec des femmes on est sûr d’atteindre un plus large public, du voyeur hétéro au pédé. Peut-être aussi la position paternalisante des présentateurs est, elle, plus difficile à préserver dans un débat sur les gays. Avec des lesbiennes, on reste dans le cadre hétéro : un male, des femelles. Ce présentateur qui doit garder le contrôle du sens (ne pas sortir du cadre), puisque psychanalystes et autres psys sont passés de mode…