Dina, fille de Jacob et de Léa, est un personnage biblique dont l’histoire est contée dans la Genèse. C’est celle d’une femme gardée, surveillée, qui paie lourdement ses envies de liberté. A peine arrivée dans un nouveau pays avec sa famille, elle sort pour explorer et rencontrer d’autres femmes et suscite l’intérêt du fils du roi de ce pays. Il tombe amoureux d’elle et l’enlève, demandant ensuite à sa famille la permission de l’épouser. Mais celle-ci ne veut pas oublier l’offense faite et les frères de Dina prennent les armes et tuent tous les hommes de ce pays, en ce compris le roi et son fils séducteur.
Cette offensive des frères pour venger l’honneur de leur soeur, lave en réalité leur propre honneur. Elle rappelle que la femme est « gardée » par la famille et que toute sortie dans le monde est soumise à l’approbation des hommes de celle-ci. « La femme gardée », c’est ainsi que s’intitule un article de Carla Casagrande sur les femmes dans le Moyen-Age (C. Casagrande, « La femme gardée », in G. Duby & M. Perrot, Histoire des Femmes en Occident – Le Moyen- Age, Paris, Plon, 1991, p. 83 et suiv.), d’où provient aussi cette histoire de Dina. L’historienne écrit également que « les femmes gardées sont aimées et protégées comme un bien inestimable, cachées comme un trésor fragile et précieux, surveillées comme un péril toujours imminent, recluses comme un mal sans cela inévitable. Ce complexe cortège d’interventions, qui vont de la répression la plus sévère au soin le plus amoureux, doit être mis en route depuis le plus jeune âge pour ensuite accompagner la femme, qu’elle soit laïque ou religieuse, dans toutes les phases de sa vie ».
L’histoire du féminisme a toujours été celle d’une lutte contre le pouvoir des hommes et de l’entourage. Tout au long de l’histoire, le patriarcat a toujours placé le contrôle du corps et de l’esprit des femmes à un homme proche, membre de la famille, père, mari ou frère. Il fallut attendre le 20ème siècle, dans la plupart des pays occidentaux, pour que les femmes s’émancipent de cette autorité familiale, qu’elles puissent décider seules de se marier, de travailler, qu’elles puissent gérer seules l’argent gagné, qu’elles puissent simplement être considérées comme chef de famille. Qu’elles puissent simplement sortir de l’espace privé, de la maison où les gardait la famille.
Au sein de cette trilogie, père, mari ou frère, le dernier a sans aucun doute le rôle le plus secondaire. Son autorité sur la femme n’était souvent que subsidiaire à celle du père. Ce n’est qu’en l’absence du père que le frère occupe sa place et domine sa soeur, qu’il exerce la tutelle légale sur elle. Mais son ascendance est également symbolique et cela quelle que soit la présence du père.
Curieusement, alors qu’on pourrait croire que la femme est désormais libérée de ce carcan familial, la figure du frère reprend du poil de la bête comme mécanisme de gouvernement des femmes. Dans les banlieues, de nombreuses jeunes filles témoignent qu’elles sont constamment soumises à l’autorité du grand frère, gardien de la moralité de ses soeurs, de leur virginité et de leur réputation dans la cité. Les témoignages que le mouvement des Ni Putes Ni Soumises a mis à jour révèlent une véritable sujétion des filles au pouvoir du frère. Il surveille leurs allées et venues, leurs fréquentations et leur obéissance. Les jeunes femmes expliquent que leur frère s’arroge le droit de sanctionner physiquement tout écart et son harcèlement verbal est constant. Son rôle n’est pas non plus insignifiant dans la décision des jeunes femmes de porter le voile.
Cette intervention croissante du frère dans les banlieues et dans certains milieux issus de l’immigration s’est sans doute faite à la faveur de la disparition sociale et symbolique du père. Un récent film de Philippe Faucon, Samia, montre à merveille cette nouvelle structure familiale où les filles sont « gardées » par les frères, devant lesquels s’inclinent également les mères, n’osant pas tenir tête à leurs fils pour protéger leurs filles et où le père est totalement absent. On songe aussi à plusieurs scènes du superbe film de Coline Serreau, Chaos, qui confrontent l’autorité des frères à l’autonomie de leur soeur.
Mais cette culture de la banlieue qui propulse au devant de la scène un frère tout-puissant ne se limite évidemment pas aux milieux de l’immigration. Récemment, un collègue me racontait combien son fils de 17 ans se permettait de gérer la vie de sa jeune soeur de quinze ans, comment il se permettait de critiquer ses fréquentations, de contrôler ses sorties, de juger de sa manière de s’habiller et d’attaquer le nombre de ses petits copains. Tout cela teinté d’un véritable moralisme rétrograde si typique des adolescents.
Ce contrôle de la soeur est surtout un contrôle de son corps : le frère refuse la sexualité de sa soeur ou, en tout cas, souhaite la soumettre à son pouvoir et à sa surveillance. C’est le « tu me fais honte » que les frères adressent à leurs soeurs qui exprime l’objectif de ce contrôle : le corps de la soeur leur appartient ; en user de manière indépendante c’est porter atteinte à cette propriété, c’est déjouer l’autorité du frère sur ce corps, montrer son impuissance. Mais c’est aussi un pouvoir sur la liberté d’aller et venir des filles, une manière de les renvoyer à l’espace domestique, à l’espace de la maison, dont elles sont si difficilement sorties.
Ce retour du frère est magnifié dans une certaine culture populaire, d’une partie du rap à la musique white trash américaine, notamment avec Eminem, culture qui dépasse le cadre des banlieues et atteint l’ensemble des adolescents branchés sur MTV. Il ne faut donc pas s’étonner que ces jeunes garçons de 17 ans, d’une bonne famille bourgeoise, habitant la campagne, aient pu assimiler cette culture d’une autre époque.
Insidieusement, si l’on n’y prend garde, ce retour du frère, cette ascendance qu’il est en train de regagner sur le corps de sa soeur, réduira à néant l’autonomie et l’indépendance des filles. C’est une question d’éducation des garçons à l’égalité, d’éducation des filles à l’émancipation, éducation qui doit se faire à l’école et pas uniquement dans la famille. Pour que les offensives vengeresses de frères, prétendument souillés dans leur honneur par l’attitude de leur soeur, ne soient plus que récits historiques ou légendes bibliques…