Ce 8 mars 2006, journée internationale des Femmes, avec quelques autres chercheuses et étudiantes de l’Université Européenne de Florence, nous avions organisé un débat sur la place des femmes dans cette institution et plus généralement dans les universités. Les chiffres parlaient (une fois de plus) d’eux-mêmes : 20% seulement des postes de professeurs y sont occupés par des femmes, avec des chutes à 0% en faculté d’économie ; tous les postes prestigieux de direction de l’université ou des départements sont occupés par des hommes, alors que seul un secrétaire sur 20 est de genre masculin. Toujours la même rengaine.
Nous avions préparé de grands organigrammes sur lesquels des figurines (bleues pour les hommes et roses pour les femmes) montraient cette disproportion de manière flagrante. Le bleu dominait dans les postes dirigeants et chez les professeurs. C’est face à ce tableau un peu trop bleuté à notre goût qu’un professeur a eu l’audace de nous dire « vous verrez, dans 30 ou 40 ans, tout cela sera devenu rose ! ». C’est bien connu, nous les féministes, nous avons la patience d’attendre encore quelques décennies pour obtenir ce à quoi nous avons droit ! Nous n’avons quand même que cela à faire, attendre ! Mais c’est lors du débat que le président de l’université s’est permis la remarque la plus surprenante. Lui aussi s’est montré optimiste dans l’augmentation inéluctable de la position des femmes dans l’enseignement universitaire, mais a aussi tenu à nous mettre en garde contre « les dangers de la féminisation ». Car, lorsque les femmes parviennent à infiltrer en masse une profession, nous dit-il, celle-ci devient dévalorisée et les conditions financières et matérielles de ce métier se réduisent fortement. Trop de femmes dans un secteur réduirait donc l’intérêt de celui-ci !
Lorsque les hommes laissent la place aux femmes …
A peine ose-t-on revendiquer une place dans un domaine professionnel majoritairement masculin, à peine ose-t-on prétendre au moins à la parité, qu’on nous brandit le spectre d’une prétendue féminisation ? Et qu’entend-il par féminisation, est-ce 80%, 50% ou y aurait-il déjà un danger d’une présence trop importante des femmes lorsque 30% des postes académiques sont occupés par les femmes ? Même 30% représenteraient une féminisation soudaine de la profession puisqu’il s’agirait d’un extraordinaire bond en avant en comparaison des maigres 14% qui constituent le pourcentage moyen des femmes professeurs d’université en Europe. L’argument est également particulièrement tendancieux. Ce serait donc, à le suivre, parce que les femmes entrent en masse (j’attends de voir quand les femmes profs d’université constitueront une masse…) dans une profession, que la profession est dévalorisée et perd de sa prestance. Facile alors de prévenir les femmes des dangers à investir ce métier ! Mais, n’est-ce pas plutôt l’inverse qui se produit ? De nombreuses études ont démontré que ce n’est pas parce qu’une profession se féminise que ses conditions deviennent plus précaires et son attrait moins grand. Au contraire, c’est parce qu’une profession perd de son attrait et son caractère noble et prestigieux que les hommes la désertent, laissant les places vacantes aux femmes qui, enfin et seulement, peuvent prétendre y occuper une place majoritaire. Par exemple, ce n’est pas seulement à l’émancipation des femmes et aux rares politiques volontaristes que l’on doit l’arrivée (encore trop timide bien sûr) des femmes dans les parlements et assemblées législatives. C’est surtout parce que les hommes désertent de plus en plus la carrière politique n’y trouvant plus un pouvoir suffisant. Les femmes accèdent en nombre croissant à la magistrature ? Sans doute les conditions d’exercice du métier de juge et les faibles moyens accordés à la justice ont chassé les hommes des tribunaux, en rendant ce métier moins attrayant et plus décourageant. Par contre, là où se trouve le vrai pouvoir en somme, les femmes restent encore largement invisibles… Dans les conseils d’administration des sociétés les plus importantes, par exemple, ou comme chefs de gouvernement. Pas étonnant que lorsque Ségolène Royal ose prétendre au poste de Présidente de la République, les boucliers se lèvent, même dans son propre parti ! Craindraient-ils les dangers de la féminisation de la fonction présidentielle ? Lorsque les femmes occuperont plus de la moitié des postes de professeurs dans les universités (dans 30 ou 40 ans rappelezvous, pas besoin de piaffer d’impatience), cela sera dû malheureusement à une dévalorisation de la profession, qui aura tôt fait d’attirer les hommes vers des professions plus méritoires… A moins que, comme dans les grandes universités américaines, l’égalité hommes-femmes dans le corps professoral soit due à une réelle politique volontariste. Un processus similaire est à l’oeuvre dans l’éducation. Les écoles primaires en sont un bon exemple. Avant la seconde moitié du 20ème siècle, l’instituteur était un personnage respecté, appartenant au cercle restreint des notables du village. Avec la démocratisation de l’enseignement, et la poursuite de plus en plus longue des études, bien au-delà du seul niveau primaire, la profession est devenue bien moins prestigieuse. Et, en conséquence, les femmes y sont devenues majoritaires, les hommes férus de pédagogie privilégiant bien souvent le niveau secondaire ou supérieur. Le secteur de l’enseignement primaire est désormais largement féminisé, et si on ne peut que constater que les conditions de travail y sont de plus en plus difficiles, ce n’est pas dû à cette majorité féminine, mais bien à la dévalorisation croissante de l’enseignement dans nos sociétés, et plus généralement du secteur public, dévalorisation qui ne pourra qu’inciter les hommes (plus que les femmes) à voir ailleurs, augmentant encore la majorité des femmes institutrices.
Le vrai risque de la féminisation de l’éducation
Cette féminisation de l’enseignement primaire est-elle dangereuse ? Ce même professeur qui me conseillait d’attendre 40 ans, me prétendait que les petits garçons (surtout les petits garçons, a-t-il insisté) ont besoin de modèles masculins dans le corps enseignant et qu’il fallait renverser la tendance et tenter d’attirer de nouveau les hommes vers cette profession. Le danger de cette féminisation, si danger il y a, me semble plutôt résulter du fait que cette image dominante de l’institutrice renforce une répartition sexiste des rôles dans l’éducation des enfants. La vision qu’a la société de l’école maternelle et primaire est celle de l’éducation, du soin, sans doute plus que celle d’un lieu de transmission d’un savoir (bien que ce soit toujours sa fonction principale et que les institutrices font généralement un travail d’enseignement remarquable). Ce n’est pas un hasard que la première école où se trouvent nos enfants soit appelée école "maternelle". Il serait donc « normal » que la femme occupe cette fonction éducative, ce métier du « care », car l’éducation des enfants de cet âge serait une "affaire de femmes". Lorsque l’école primaire représentait le lieu de l’apprentissage principal pour les enfants, comme au 19ème siècle, l’instituteur-homme était majoritaire, comme détenteur du savoir ; lorsque la démocratisation de l’accès aux écoles secondaires et supérieures a transformé l’école primaire en la première étape de l’éducation d’un enfant, les institutrices-femmes ont pris le relais et ce n’est pas une coïncidence. Dès le secondaire et encore davantage dans le supérieur, ce seraient les savoirs sérieux que l’on tente d’inculquer aux adolescents et jeunes adultes, les connaissances plus fondamentales, et cette transmission du savoir serait, surtout à l’université, dominée par la gente masculine. En conséquence, les étudiantes et les étudiants (comme ce fut largement mon cas lors de mes études) n’ont encore en majorité que des modèles masculins de professeurs, ce qui insidieusement masculinise la science et le savoir. Depuis 20 ans, le chiffre des femmes professeures n’a presque pas progressé et stagne toujours entre 10 et 20% selon les pays, en Europe du moins. Il n’y a donc pas de quoi pavoiser, encore moins de craindre une dangereuse féminisation de l’université !