Fin 2009, il s’agissait d’un cinéaste célèbre, Roman Polanski, qu’une vieille affaire de moeurs rattrapait par delà l’Atlantique. Un juge californien tenace réussissait après plus de 30 ans à le faire arrêter pour le viol d’une mineure. Un an plus tard, on remet cela : le pourfendeur des mensonges politiques et diplomatique et fondateur de Wikileaks, Julian Assange était sous le coup d’un mandat d’arrêt d’Interpol, soupçonné d’avoir violé deux femmes suédoises. Depuis un juge anglais a autorisé son extradition vers la Suède.
« Le viol est un programme politique précis : squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe du pouvoir » Virgine Despentes, King Kong Théorie
Deux célébrités, bienfaiteurs de la culture ou de la vérité, citoyens au-dessus de tout soupçon, si ce n’est celui de déranger l’establishment, l’un par ses films, l’autre par son site de révélations de documents classés secrets. Il n’en fallait pas plus pour déchaîner les médias et les soutiens de toute part. Les uns crient au complot, les autres à l’acharnement judiciaire, qu’ils soient ministres de la culture ou des affaires étrangères, universitaires, cinéastes, actrices, hackers. Au point de ressembler à un club (d’hommes surtout) exprimant sa solidarité avec l’un des leurs.
Certes, ces deux affaires sont complexes et tous leurs éléments ne sont pas transparents, au motif légitime du secret de l’instruction. Leur parfum d’harcèlement (l’un dans le temps, l’autre en raison de la coïncidence temporelle avec le coup le plus important réalisé par Wikileaks) ne peut qu’exciter ceux qui aiment les théories du complot. Mais, laissons faire la justice (à laquelle s’est soumise Assange mais que refuse toujours Polanski). J’ai tendance à croire encore naïvement à son bien-fondé et à sa vérité. Ce n’est pas le sujet de cet article.
Le plus dérangeant dans ces deux affaires, dans une perspective féministe, c’est la manière dont les média ont, en bloc ou presque, soutenu les deux accusés, criant à l’innocence et à l’atteinte aux libertés fondamentales, au risque de remettre en cause la représentation du viol et la nécessité de sa répression. C’est un combat féministe de longue date que d’avoir convaincu la société que le viol est inadmissible, qu’il mérite une répression sévère et que le consentement libre des femmes aux actes sexuels de quelque sorte que ce soit est indispensable. Or cet acquis fragile a été malmené par un déchaînement médiatique sans précédent souvent dénué de toute réflexion.
En premier lieu, la couverture médiatique de l’affaire Polanski ou de l’affaire Assange/Wikileaks a jeté le trouble sur la crédibilité des témoignages des femmes prétendument victimes de ces viols. Ils furent nombreux les articles de presse doutant de la version de son propre viol donnée par la jeune victime du réalisateur polonais ou soupçonnant les victimes du trublion de la vérité diplomatique, de missions secrètes pour la CIA ou de basses stratégies commanditées par le gouvernement américain. En revanche, parce qu’ils sont des contributeurs respectables à la création cinématographique ou à la transparence, les paroles de Polanski (qui avait pourtant reconnu les faits dans les années 70) ou d’Assange étaient auréolées d’une sincérité indiscutable.
L’importance même du crime de viol en a également pris un coup ! « Tout cela pour un simple viol » pouvait-on lire entre les lignes des médias... Cela vaut-il vraiment la peine d’assigner ce réalisateur à résidence, d’entraver le déroulement de cet outil technologique démocratique, pour une banale affaire de viol ? Ils n’ont quand même tué personne ! Naomi Klein, auteure américaine qui se dit féministe (mais en y ajoutant un « post- » faussement libérateur et progressiste), a même parlé de « dating police » dans l’affaire Assange, tournant en ridicule les poursuites pour ce qu’elle considérait comme un simple rendez-vous galant qui aurait mal tourné.
De concert, on a dénoncé le harcèlement dont auraient fait preuve le procureur américain pour Polanski ou son homologue suédois et Interpol pour le fondateur de Wikileaks. Mais ce degré de « harcèlement », qu’on pourrait de manière plus neutre requalifier en diligence, ne devrait-il pas être appliqué à toute infraction de viol ? La question n’a même pas été posée.
Enfin, les journalistes et tous les autres commentateurs de ces deux affaires ne se sont pas gênés pour remettre en cause l’absence de consentement des trois femmes impliquées. Pour Polanski, la jeune fille n’aurait pas été si revêche et l’époque était de toute façon à une libération sexuelle qui rendait tout « non » largement désuet. Qu’elle était mineure, droguée et saoulée par Polanski était rapidement oublié... Quant aux « coups d’un soir » d’Assange, n’ontelles pas couché avec lui librement, ce qui transformerait, pour ces mêmes médias, tout refus ultérieur en simple coquetterie et caprice. Il semble qu’Assange ait pénétré une des femmes alors endormie. Un blog féministe disait fort justement qu’on n’hésiterait pourtant pas à crier à l’outrage si un homme, consentant pourtant à une relation sexuelle avec sa copine, se réveillait pénétré par cette dernière qui se serait doté d’un godemichet... Ailleurs on lit que l’accusation de viol tiendrait au fait qu’il ait forcé sa partenaire à une relation sans préservatif... mais là aussi le NON doit être respecté même en cours de l’acte sexuel.
Et dans les deux cas, on entend sous cape des ricanements quant à la douteuse moralité des soidisantes victimes, jeune fille délurée se jetant au cou d’hommes mûrs ou jeunes femmes ne dédaignant pas une coucherie d’un soir. De quoi viendraient- elles se plaindre dès lors ? Nombreuses sont encore les femmes qui ne parviennent pas à voir faire reconnaitre leur viol, simplement parce qu’elles portent des mini-jupes, sont un peu trop aguichantes, étaient éméchées, ou avaient accepté le rapport sexuel avant de se rétracter ou de refuser d’autres actes.
Les médias n’ont pas vu le piège tendu devant leurs plumes. Sans prendre le temps de la réflexion, par manque d’une conscience exercée aux points de vue des femmes (et cela ne concerne pas que les journalistes masculins malheureusement), ils ont pris la défense d’hommes, peut-être injustement accusés, l’avenir judiciaire le dira, et l’ont fait non pas sur des principes légitimes de présomption d’innocence, de prescription de délits anciens, mais en dénigrant la parole et la perception des victimes, en rabaissant l’expérience des femmes.
Entretemps, le venin s’est répandu comme une traînée de poudre... En Suède, pays des deux plaignantes contre le fondateur de Wikileaks, on ne compte plus les remarques machistes et antiféministes soudainement débridées par cette affaire. Sur le net, hackers et quidams s’indignent des procédés soi-disant mis en oeuvre pour arrêter la noble cause d’Assange et en blâment les femmes et leurs « caprices »... « Ce serait donc à une société liberticide que les discours féministes nous ont menés », a-t-on entendu en Suède.
Une des premières et sempiternelles leçons qu’une féministe se répète est que chaque acquis est fragile et doit faire l’objet d’une vigilance continue. Ces deux affaires nous le rappellent une fois encore. La répression du viol a beau avoir fait des progrès dans la loi et dans les pratiques policières et judiciaires, sa représentation dans les esprits et les médias n’accorde pas encore aux femmes victimes toute la dignité qu’elles méritent. En doutant du témoignage des victimes, en dénigrant leur moralité, comme s’il s’agissait d’une circonstance atténuante du crime, et en faisant prévaloir les activités, par ailleurs respectables, des suspects, sur le caractère répréhensible du viol, les média et l’opinion publique renvoient sur ce point le combat féministe dans les cordes. Heureusement le propre de nos luttes est de ne jamais s’avouer vaincues !
Au moment de mettre le ScumGrrrls sous presse, éclatait l’affaire Dominique Strauss-Kahn (ah ces grands hommes ! Seraient-ils tous soudainement pris de violite ?). Les média ont été à peine plus futés que pour Polanski et Assange. A force de réflexions sur la chute de DSK, la fin de sa carrière, et le choc pour le PS français, on en oubliait presque la victime du viol… Très vite pourtant, quelques journalistes s’y sont intéressés et ont demandé de ne pas l’oublier. On opposait présomption de victime à présomption d’innocence pour le patron du FMI. Depuis quand une victime est-elle « présumée  » ?
Deux autres écarts ont de quoi surprendre. Le premier, dans lequel beaucoup de journalistes sont tombés, fut de décrire combien DSK était un coureur de jupons, un grand séducteur et qu’il fallait donc s’y attendre. Comme si le viol était juste l’étape logique après la drague, même appuyée et un peu agressive… Comment les hommes ne s’indignent-ils pas contre de tels amalgames ? Autre réflexion étonnante, notamment d’une rédactrice du NY Times, mais aussi du porte-parole socialiste : le viol serait un élément de la vie privée de son auteur (bien que tous deux considèrent que les journalistes ou les politiques ne doivent pas éviter la question) ! Ben oui, ce n’est finalement qu’un crime dans une chambre d’hôtel à l’abri des regards et ce que DSK fait de sa quéquette ne nous regarderait pas… Y a encore du boulot… même si l’affaire DSK a au moins permis d’entendre les voix des femmes et des féministes.