Je n’ai pas lu Le conflit, la femme et la mère, dernier ouvrage écrit par Elisabteh Badinter, sorti trop tôt avant le bouclage de ce numéro, mais je l’ai écoutée lors de la journée que France Inter lui a consacrée et ai lu ce qu’en a dit la presse...
Dans ce livre déjà en tête des ventes en France, Elisabeth Badinter dénonce la pression croissante qu’on exerce sur les femmes pour qu’elles soient de bonnes mères, par le biais d’une promotion excessive de l’allaitement, de pratiques écologiques ou naturelles de la maternité (couches culottes lavables, nourriture bio, peau à peau, etc...), ce qui aurait pour effet de limiter le choix des femmes et de les ramener dans la maternité domestique, loin de la sphère du travail.
Le point de départ de cette offensive nouvelle contre les femmes au nom d’une maternité naturelle et triomphante serait double. D’une part, la crise économique qui s’installe depuis 20 ans frappe plus les femmes : les renvoyer à la maison est une politique de plus en plus assumée et les femmes elles-mêmes, ayant souvent un travail précaire, choisissent de se consacrer plutôt à l’éducation des enfants. D’autre part, l’argument écologique encourage une éducation plus naturelle des enfants, qui nécessite plus de boulot à charge des femmes. Badinter insiste sur la pression croissante des associations pro-allaitement, telle la Leche League, auprès de l’OMS : les mères sont sommées d’allaiter, les biberons sont mal vus et tant pis si l’allaitement est difficile, recule le retour au travail ou le rend moins facile. Sa conclusion est que cette évolution de l’image de la maternité, cette guerre idéologique souterraine construit un nouveau discours de culpabilisation des mères.
Comme beaucoup d’auditrices ayant appelé ce jourlà sur France Inter, j’ai eu la tentation de la contredire à coup d’expériences personnelles, de me faire l’experte de mon seul vécu... Mais non l’allaitement n’est pas difficile... Et personne ne m’y a forcée ... Faire dormir l’enfant dans sa chambre ne nuit pas plus à la sexualité du couple que la fatigue causée par l’arrivée d’un bébé... Et les couches lavables le sont par des sociétés spécialisées (à condition d’en avoir les moyens financiers)...
Et puis je me suis souvenue... ... de l’insistance lors des séances de préparation à l’accouchement sur les bienfaits de l’allaitement... ... de la charte affichée sur les murs de la maternité, dont le premier point rappelle le respect du choix de la mère entre allaitement ou non, mais dont les neuf suivants exposent comment les sages-femmes feront tout pour faciliter l’allaitement... ... de mon étonnement lorsqu’on m’a demandé pour la première fois (mais ce ne fut pas la dernière) si je nourrissais mon bébé ; comme si je le laissais mourir de faim, mais bien sûr il fallait comprendre est-ce que tu l’allaites ?...
Bref, Elisabeth Badinter n’a pas tort, mais elle enfonce de nombreuses portes ouvertes. Depuis 20 ans, les féministes dans de nombreux pays (peut-être moins en France) sont attentives à la manière dont on pousse les femmes à être de bonnes mères et les ayatollahs de l’allaitement qui animent la Leche league sont bien connues.
Par contre, la critique de la philosophe française est parfois faussée. Par exemple, l’OMS prône certes l’allaitement mais surtout à destination des pays du tiers monde pour éviter les drames d’une contamination des enfants par l’eau non potable qu’on ajoutait au lait industriel distribué sous le poids du lobby agro-alimentaire. C’est également une vision très parcellaire, car les discours naturalisants sur le soin à donner aux enfants touchent essentiellement les classes aisées (socio-culturellement et économiquement parlant) de la population. Et elle n’accorde pas beaucoup de confiance aux femmes et à leurs choix. Sommes-nous donc si malléables ?
Le propre du discours de culpabilisation asséné par la norme de la maternité se caractérise selon Adrienne Rich par un sentiment de responsabilité sans pouvoir (powerless responsibility) : on se sent sommées de donner le meilleur à nos enfants dans une société qui ne nous en donne pas les moyens. Et c’est là que le propos de Badinter gène, car elle ne semble pas exiger de la société de pouvoir donner aux mères ces moyens d’une éducation plus juste des enfants, que ce soit par l’allongement du congé de maternité ou des congés parentaux en général, l’aménagement des temps et rythmes de travail pour les mères et les pères, le partage des tâches entre parents, l’accroissement de l’offre des crèches. Alors qu’elle dénonce la pression faite aux mères, n’en rajoute-t-elle pas une couche en considérant que les mères qui cèdent à cette pression sont les seules responsables ? Parle-t-elle seulement des pères ?
Elle sous-estime aussi les responsabilités environnementales et sociales nouvelles que se donne notre génération de mères. L’écologie ne nous est pas imposée... elle nous semble une nécessité. Et en souhaitant investir dans sa maternité, c’est aussi parfois pour remettre en cause la valeur travail, croire en la décroissance... N’en est-on pas revenu de la carrière professionnelle que brandit Elisabeth Badinter comme une valeur suprême mais qui pour la majorité des femmes en dehors de sa classe sociale reste encore un lieu d’oppression et de précarité. L’expérience de la maternité, sans pour autant renoncer à une vie professionnelle active, peut aussi être un moyen de dénoncer l’idéologie du travail et la pression qu’elle exerce sur tous, hommes, femmes et enfants.
Mais, sur un point, je n’ai pu que me ranger de son côté. Lors de son interview par les journalistes de France Inter, après une demi-heure de discussion sur l’allaitement, les panades bio et les couches lavables, l’animateur de l’émission s’est fendu d’un et maintenant une question enfin politique pour interroger l’écrivaine sur la présence d’une femme voilée sur les listes électorales du NPA. Une question enfin politique ? Parce que la position des femmes dans la société et leur confinement à la maison, ce ne sont que des affaires négligeables de bonnes femmes ? Malheureusement, Badinter n’a pas relevé et a adopté une position anti-voile sans nuances. Je ne l’aimais déjà plus...