Je devais avoir 14 ans, plutôt éveillée pour mon âge. Côté amour, je surfais entre curiosité visuelle, appel de la prunelle et tentations obscures. Bref, pas née de la dernière pluie, je possédais une palette d’interprétation des signes pour savoir jusqu’où je pouvais aller.
A cette époque, je couchais - j’embrassais - j’aimais, le tout mélangé, un peu beaucoup avec des garçons, un peu, mais quand même un peu moins, avec des filles. De là à mettre un nom sur la chose… Bref, j’expérimentais les porteurs de zizi sans m’avouer que mes sentiments n’allaient jamais vers eux. Mais bon, je les aimais bien. J’aimais leur liberté. Même si je les trouvais parfois très cons, je préférais leur compagnie à celle de mes comparses, toujours occupées à tester leurs échantillons d’anti-rides, comme si leurs destins en dépendaient.
Le jour où je suis tombée amoureuse, je veux dire pour du vrai, j’ai mis de côté ces relations devenues infantiles et ai grandi avec l’élue dans le cocon fortifié qu’on s’était aménagé. Quelques temps plus tard, bien entendu… patatra.
Me voici de retour vers mes anciens amis qui, eux aussi, avaient grandi. Certains avaient disparu dans la nature, d’autres étaient venus rejoindre ce que nous croyions être un groupe : mythe adolescent du clan. Entre bébés et expérimentés, toujours mineurs, on par tageait découvertes, on parlait émotions, peines et déceptions. On y allait de réflexions métaphysiques et existentielles, en se croyant adultes. On adoptait le ton « nouvelle vague », certains que nos récits validaient l’expérience et scellaient, par là-même, nos amitiés.
C’est à cette période que j’ai perçu un trouble dont le genre ne cessera de m’interpeller, jusqu’à aujourd’hui : Un « ami », donc un garçon, à qui j’avais narré par le détail l’échec de ma relation avec la fille sus-évoquée, a changé d’attitude à mon égard. Ses oeillades répétées me plongeaient dans une relation que je décodais mal. Je sentais qu’il y avait quelque chose de pas net mais, trop heureuse de cette nouvelle amitié, je décidai de laisser de côté le flou dans lequel ses sous-entendus me mettaient.
Depuis ma confidence, mon « ami » s’immisçait très près de moi. Avec ses clins d’yeux railleurs, ses frappes dans le dos, ses petits ricanements, sa franche camaraderie, il me la jouait « tu es mon meilleur pote ». J’y étais sensible, je dois bien l’avouer. J’étais flattée de la confiance qu’il m’accordait. J’avais un « ami » garçon avec qui je n’étais pas obligée de coucher, et on pouvait rire, très fort. J’étais contente de ne plus « être une fille ».
En bonus, cette amitié offrait un sésame à d’autres rencontres, à des inconnus plus âgés qui m’attiraient pire que la drogue. Quand ça devenait glauque, « mon ami » était toujours là pour venir me sauver. J’avais donc les avantages des deux sexes : liberté d’exploration et protection rapprochée d’un « frère » qui savait se battre…
Au début, ça n’avait rien de bien méchant, on était tout simplement des gamins de 16 ans qui jouaient dans la cour des grands. Je rechignais peu à être témoin de ses frasques, j’étais même complice : plus d’une fois je l’ai aidé à « conclure », en me faisant passer pour son « officielle ». Ça rajoutait le piment indispensable à la nuit d’enfer qu’il se préparait. Ça me coûtait quand même, car je devais minauder, ce qui était un exercice difficile pour moi… on en riait. Le lendemain, on se racontait nos exploits, plus rarement nos émois. Mais, toujours ce curieux regard dont il me gratifiait, et qui me mettait de plus en plus mal à l’aise.
Progressivement, ses flirts sont devenus des « coups ». Cela commençait à me pomper car la légèreté avait disparu. Il commençait à collectionner. Le lendemain, j’avais droit à tous les détails de sa nuit. Il devait me prouver que, non seulement il connaissait les postures du Kama Sutra, mais qu’en plus, il les effectuait, toutes. Je commençais à douter, non de ses aptitudes, mais de lui. Je ne savais comment arrêter le processus, mais n’étais pas encore prête à prendre la poudre d’escampette.
Insidieusement, ses récits se sont pimentés de considérations délicates qu’il portait à ses conquêtes : d’abord la « bombasse » (gentil nom glissé entre deux sourires), puis la « chienne » qui adorait sa queue (genre : tu vois de quoi je parle) puis l’inévitable « salope » qui avalait tout (franche rigolade)… Et toujours, toujours, ce grand sourire complice qui me laissait sans voix. Il fallait que je réagisse, pour sûr, parce que la « salope », la « bombasse » ou la « chienne », c’était toutes potentiellement des Moi ! Ça n’effleurait pas du tout mon « ami » que j’appartienne au genre dénigré, ou que je puisse éprouver pour ces filles une certaine compassion. Il fallait que je lui cloue le bec, que je lui sorte la phrase à faire débander. Mais comment ne pas passer pour une prude, voire une coincée du cul , voire une mal-baisée ? J’y voyais là une affaire d’honneur.
Je m’enlisais dans sa merde. J’avais beau tourner le problème dans tous les sens, je ne trouvais pas les arguments. Je savais qu’une confrontation me mènerait droit au plantage. Mais le pire, c’est que j’étais coupable. Ce qui était le plus dégradant c’est que j’avais contribué à cette dégringolade. Je comprenais maintenant le sens des oeillades répétées, et le ravage qu’elles provoquaient. Chaque éclat de rire faisait de moi une complice, chaque bonne claque dans le dos scellait un pacte d’allégeance, ces moments partagés avaient acheté mon silence, ma soumission. Comment avais-je pu tomber si bas, comment n’avais-je pas compris dans quel bourbier je m’étais fourrée ?
Ne sachant comment dire, j’ai pris mes distances, croyant me débarrasser définitivement de ce crampon. Mais les caractéristiques d’un crampon, c’est qu’il ne lâche pas ! Plus je m’éloignais, plus il me coinçait. Il se répandait dans la vulgarité. Soit il ne contrôlait plus rien, soit il me provoquait, j’hésitais. Le conflit était imminent.
« Allez, crache ta Valda » me lança-t-il un jour. Boule d’angoisse, je déglutis. Puis, tout d’un coup, c’est sorti, tout : Tout combien je le trouvais ignoble, tout combien j’acceptais pas qu’il traite les filles comme ça, tout combien j’avais honte d’être en sa compagnie, tout combien je pensais qu’il mentait, tout combien je croyais pas une seconde en son cynisme, tout combien il me dégoûtait, tout combien nulle je trouvais la valeur qu’il accordait à sa bite.
J’avais les mots et, à ma grande surprise, j’étais claire. Au fur et à mesure que j’avançais, le poids disparaissait, je me soulageais, à la vie, à la mort, et n’avais même pas peur d’un coup de poing dans la gueule.
Il ne s’est pas fendu d’une engueulade. Il n’a pas ri, ni même souri. Il ne m’a pas gratifiée d’une de ses fameuses claques dans le dos. Il a eu l’air sincèrement étonné. Il m’a simplement répliqué : « mais t’es comme moi, tu aimes les femmes, non ? » Les bras m’en sont littéralement tombés. J’ai quitté la table et ne l’ai plus jamais revu.
C’est fréquent qu’après une dispute, qu’on se la remémore. On trouve, trop tard, les répliques géniales qu’on n’a pas dites, mais qu’on rêverait avoir dites… On se prend au jeu de la puissance, à part qu’elle n’est qu’illusion.
Souvent, je me repasse le film de cette dispute, même encore aujourd’hui. C’est une dispute fondatrice, même si j’ai complètement inventé l’existence de cet ami. Je l’ai inventé parce qu’il est plus simple de mettre sur le dos d’une seule personne, imaginaire, l’ensemble des regards perçus et réflexions kaléidoscopes entendues au fil des années, au gré des rencontres avec des « amis ». Car ceux-là, je ne les ai pas inventés, ils ont été multiples, et constants : des « copains de chambrée », des « misogynes », des « mecs », des qui se permettent de t’intégrer dans leur système, parce qu’ils croient que c’est normal, et que ça va te plaire. Ça doit te plaire, parce qu’il n’y a rien de plus dérangeant, de plus menaçant qu’une fille dont on ne sait pas déterminer si « elle en a », ou si « elle n’en a pas ». Quand ce n’est pas « comme d’habitude », il vaut mieux incorporer qu’inventer, c’est plus simple. Restons dans le dominant et tout rentrera dans l’ordre. Serait-ce à ce prix qu’il faut accepter nos évolutions ? nos avancées ? nos libérations ?
Ca ne marche pas. Ces « amis-là », si ouverts soientils, devront un jour comprendre, qu’être les amis de femmes « puissantes », de « caractère », ou de « préférence » sexuelle différente … ce n’est pas faire d’elles des « eux », ni des « elles », à l’identité figée, mais de les laisser être des « elles », au gré de leurs expériences, au même titre que les « eux » ne sont heureusement pas tous, ou bien, des « mecs », ou bien, des « fiottes ».