Nous avons rencontré des membres du Colfen, Collectif des Femmes en noir contre les expulsions et les centres fermés à Bruxelles, avec l’intuition que leur engagement politique de soutien aux femmes demandeuses d’asile avait quelque chose à voir avec l’histoire des luttes féministes et lesbiennes.
L’intuition était certes forte, mais encore mal assurée. Nous n’avions pas même quelques propositions à mettre au travail avec Fanny, Marie-Françoise et Jacqueline. Nous avons donc simplement commencé par les interroger sur leurs pratiques, en espérant qu’au fil de leurs récits, cette intuition trouverait ses formulations. Non, nous ne pouvons pas dire que l’interview ait apporté explicitement de lumière sur les intersections ou les tensions entre les luttes féministes et lesbiennes. Nous avons dès lors préféré placer cet article en dehors du dossier. La discussion a davantage souligné la complexité des intersections entre différentes luttes, le besoin de développer des pratiques locales situées capables de répondre aussi à des problèmes globaux, les contextes dans lesquels une organisation plutôt informelle peut être la plus efficace, le rôle de l’empathie….Bref, une très riche et joyeuse discussion en ce samedi d’hiver qui, après les questions initiales, en ont suscité de nouvelles. Questions, pensées, intuitions que nous espérons reprendre et creuser davantage dans de prochains articles.
Parmi les sans-papiers, il y a des femmes
Le 22 septembre 1998, Sémira Adamu meurt étouffée sous la pression d’un coussin maintenu par trois gendarmes alors que ses mains sont attachées. C’était la sixième et dernière tentative d’expulsion de cette jeune nigériane en demande d’asile. La consternation et la révolte traversent l’ensemble de la population belge. Dans les différents groupes mixtes de soutien aux personnes sans-papiers, c’est la tristesse et l’écoeurement. « L’indignation était générale, mais personne ne soulevait la question des femmes ». Paradoxalement, la particularité de la situation de Sémira, opprimée en tant que femme, était peu prise en compte : le fait qu’elle était victime de brutalités policières avait repoussé à l’arrière-plan le fait qu’elle demandait l’asile pour échapper à un mariage forcé, motif par ailleurs remis en doute et non reconnu par la Convention de Genèv. Dans les groupes mixtes, mais aussi dans les groupes féministes, il s’agissait de construire la particularité des situations des femmes sans-papiers. C’est ainsi du choc de la mort de Sémira et de la nécessité de lancer des actions spécifiques pour les femmes sans-papiers que naît, à Bruxelles, le Colfen : Le Collectif des Femmes en noir contre les centres fermés et les expulsions.
Des Femmes en Noir pour des paix justes
Une première réunion très ouverte a lieu à la Maison des femmes, 29 rue Blanche. Nos trois interviewées racontent que le groupe d’une vingtaine de femmes présentes était animé par l’urgence. L’objectif n’était pas de « faire une organisation », il fallait plutôt quelque chose à la fois d’assez large et d’assez souple. Le fonctionnement des Femmes en noir, déjà utilisé en Belgique lors de la guerre en Yougoslavie, s’impose rapidement : engagement singulier et féministe dans un format collectif mais léger, fonctionnel et économique.
Sur http://www.womeninblack.org - le site international des Femmes en noir – le mouvement est décrit comme un réseau, extrêmement souple et peu centralisé, constitué de femmes engagées pour la paix juste, activement opposées à l’injustice, la guerre, le militarisme et toutes autres formes de violence. Plutôt qu’une organisation, le réseau se présente d’abord comme un moyen de communiquer son opposition, une formule d’action grâce à laquelle les Femmes en noir défient prioritairement les politiques militaires de leurs gouvernements. La plus répandue de ces formes d’action est la veille non violente, le plus souvent silencieuse, de femmes vêtues de noir et portant des pancartes. Un engagement collectif est partagé par les Femmes en noir à travers le monde : exprimer selon les modes qui conviennent à chacune le refus obstiné de l’impensable violence de la guerre, déniant que les principes qui la légitiment n’entament la solidarité entre les femmes. Lorsqu’en 1988, des femmes Israéliennes lancent les premières veilles de Femmes en noir à Jérusalem, d’autres femmes, Palestiniennes, en lancent dans le Nord d’Israël. Et ensemble, elles continuent de penser et d’agir dans les problèmes de la guerre. Plusieurs groupes de Femmes en noir existent en Belgique, à Bruxelles, Liège et Leuven en particulier, qui se revendiquent de ce mouvement. A Bruxelles, le Colfen a choisi, comme un certain nombre dans le monde, de se constituer en collectif pour se focaliser et structurer ses actions sur un problème plus spécifique. Le choix du Colfen, contre les centres fermés et les expulsions, répondait à l’actualité en Belgique, la violence d’Etat et l’arbitraire dans le traitement des demandes d’asile et des personnes sans papiers.
Au sein du Colfen : un engagement politique
Dès sa création, le Colfen décide de lier nécessairement l’accompagnement quotidien des demandeuses d’asile et l’analyse continue de leur situation particulière de femme. Le soutien pratique, concret, a pu être l’accompagnement chez l’avocat, l’orientation dans les démarches administratives, mais aussi l’hébergement, la scolarisation des enfants. Il se prolongeait également au sein des collectifs mixtes de soutien aux sans-papiers, lors de grèves de la faim ou d’occupation d’églises et d’immeubles vides. Elles y faisaient exister et prendre en compte la particularité de la situation des femmes. Elles y montraient que les femmes peuvent prendre la parole et s’exprimer dans des espaces mixtes, publics et politiques.
C’est grâce à cette aide de proximité que le Colfen a pu produire continuellement une analyse politique de la situation des femmes sans-papier réduites à la clandestinité, de fabriquer des revendications qu’elles pourraient porter en les ancrant dans ce que ces femmes vivaient, dans leurs frayeurs et besoins quotidiens. Cet engagement résolument politique auprès des femmes sans-papier a donné lieu en 2002 à la publication de témoignages de femmes demandeuses d’asile et en 2005 à l’organisation d’un colloque en partenariat avec l’Université des Femmes.
Plusieurs précautions permettaient que cette pratique ne glisse pas dans la charité : la nécessaire analyse politique de la situation singulière des femmes sans-papier, les réseaux d’alliances qu’elle forçait à nouer, ainsi que l’existence du collectif lui-même.
« C’est le Colfen, toutes ses membres, que les femmes remerciaient, et non pas seulement l’une d’entre nous individuellement ». Travailler collectivement permettait qu’aucune des Femmes en noir ne se laisse déborder par l’empathie, cette empathie cruciale qui suscitait des contacts personnels avec les femmes vivant en clandestinité. Au fil des années, le Colfen a maintenu l’équilibre entre le collectif et l’individuel. La structure est volontairement très légère : aucun statut administratif du collectif, grande confiance entre les membres, aucun procès-verbal de réunion n’a jamais été rédigé. Le groupe est resté un collectif d’individus, sans représentante officielle, encourageant la prise de parole par chacune, cultivant la dissension, les discussions et les prises de décision pragmatiques. En cas d’urgence, les décisions étaient prises à condition que trois membres soient d’accord. Pour des raisons simplement pratiques, il faut un minimum de personnes pour que le collectif puisse exister : l’accompagnement des femmes sans-papiers est exigeant.
Des émotions engageantes
Dans l’interview, les problèmes posés par l’altérité se sont répétés : Comment construire de la solidarité avec quelqu’un de différent ? Comment s’engager politiquement dans le soutien quotidien de femmes qui ne partagent pas mes visions du féminisme, de la solidarité, de la politique ?
Une première réponse est le mode d’engagement des Femmes en noir : elles affirment la singularité de la place d’où chacune parle et agit. Ce point de vue situé est assez courant dans les mouvements féministes. Jacqueline souligne « c’était vraiment ça aussi l’esprit des Femmes en noir, l’interpellation de son propre pays, c’était important et fondamental, et d’ailleurs c’était aussi l’esprit du groupe Rwanda auquel je participais avant : questionner la responsabilité de notre gouvernement, du gouvernement belge ». Parler de sa place en rendant visible la particularité de cette place, individuelle et institutionnelle : garantie indispensable contre l’universalisation de places singulières.
Un autre point important est la part de l’émotion dans l’engagement militant. Au moment de la mort de Sémira Adamu, il y a l’indignation générale, la colère, le chagrin, l’intolérable. Fanny et Marie-Françoise ont aussi parlé d’identification, la première par son histoire familiale, la seconde à partir de la guerre en ex-Yougoslavie. Marie-Françoise souligne par exemple : « ce n’est pas la même démarche que pour l’ex- Yougoslavie, mais quelque part c’est similaire : à partir de l’ex-Yougoslavie, j’ai commencé à militer localement, j’ai lâché les organisations de femmes au niveau européen parce que je trouvais qu’elles ne se mouillaient pas : tu ne peux pas te mettre à faire des analyses de directives européennes pendant que les copines que tu as rencontré 2-3 ans avant se font violer. »
Enfin, il y a l’empathie, ce sentiment nécessaire pour nouer avec les femmes vivant en clandestinité des relations confiantes, mais qui doit également être encadrée par le travail collectif. Si cette question est importante, c’est parce que la possibilité d’entrer en empathie avec l’autre, que les discours dominants rendent de plus en plus impossible en ce qui concerne les demandeurs d’asile, a, dans le cas des lesbiennes et des féministes, continuellement posé question dans les mouvements. Si comme l’écrit Monique Wittig, les lesbiennes ne sont pas des femmes, parce qu’elles échappent aux rapports hétérosexuels de domination, se pose alors le problème, qui est le nôtre, de savoir comment, pourtant, créer des solidarités de luttes… « entre femmes » ?
« Pas en notre nom »
Et si les demandes d’asile pouvaient être acceptées sur base d’une discrimination homophobe ? Cette question purement spéculative est intéressante, endehors de toute réalité juridique (ignorée dans cet article). A première vue, une ouverture supplémentaire pour l’asile. En effet, pour nous, pays où nous revendiquons les égalités de droits démocratiques, la discrimination homophobe pourrait être un critère pour l’obtention du droit d’asile. Mais, ici, on soulève un autre problème : risquer de nourrir le flux de stigmatisations racistes dont font l’objet leurs pays d’origine, affaiblir les luttes que d’autres mènent en leurs pays. Et si au nom de nos mouvements – féministes, gays et lesbiens, queer – et de leurs « libérations », prises comme les marques de « la » civilisation, de nouvelles guerres étaient menées, de nouvelles violences commises ?
Les positions adoptées par les Femmes en noir sont ici nourrissantes, elles qui sont parvenues, en vertu de leur opposition commune à la guerre et à la violence, à maintenir des actions communes aux Israéliennes et aux Palestiniennes. L’histoire internationale de ce mouvement a affirmé la constante nécessité de porter une analyse politique sur les connexions entre la violence dans la guerre et la violence dans la vie quotidienne, y compris la violence de l’homophobie, de la misogynie et du racisme. Il ne s’agit pas d’une simple métaphore entre modes de violence. Il s’agit de faire voir où et comment s’opère ces connexions. Serait-il possible que les mouvements lesbiens soient, comme les mouvements féministes depuis longtemps, devenus l’objet de convoitise lorsqu’il s’agit de légitimer la supériorité de notre civilisation, « libérées sexuellement », à l’égard de toutes les autres ? Question à reprendre et à travailler … à plusieurs, dans nos mouvements féministes, lesbiens, gays, queer, ici et là-bas.
Vivre clandestines. Collection agir féministes †Coédition Colfen / université des femmes. Bruxelles. 2006.