« Do you like football ? » nous (1) demandaient tout excitées des lycéennes coiffées de leur voilecagoule noir dans un musée de Téhéran. Question étrange à nos yeux mais question hautement pertinente pour ces jeunes femmes, nées après la révolution, qui ont toujours connu les contraintes vestimentaires et la ségrégation des sexes dans l’espace public. L’intérêt pour le football et la revendication concomitante de pouvoir entrer dans les stades n’ont pas seulement valeur de symbole d’opposition à l’oppression des femmes en Iran.
C’est, pour ces filles sans passé comme les appelle Azar Nafisi (2), un premier geste politique comme celui de laisser s’échapper les cheveux du foulard. Elles ne pensent sans doute pas toutes à la législation qui les constituent en mineures par rapport aux hommes. Elles ne savent pas toutes que leur témoignage devant les tribunaux vaut la moitié de celui d’un homme, que leurs frères hériteront du double de leur part, qu’il leur faudra la permission du mari pour occuper un emploi, voyager, sortir du pays et qu’en cas de divorce (difficile à obtenir pour une femme) elles n’auront pas la tutelle ni la garde de leurs enfants de plus de sept ans.
Mais ces filles, si peu libres de leurs mouvements, ont un atout de taille : elles sont très scolarisées. Les leaders religieux, considérant que « la formation est un devoir islamique », ont enjoint les parents d’envoyer leurs filles à l’école, ce qu’ils ont fait y compris dans les campagnes. Depuis la révolution, l’analphabétisme a spectaculairement reculé et de plus en plus de filles entreprennent des études universitaires (elles forment actuellement 55% de la population étudiante). Telle est la réalité sociale en décalage complet avec le discours dominant qui prône une famille « saine », composée d’un homme pourvoyeur, d’une femme au foyer et de beaucoup d’enfants alors même que le taux de natalité a fort baissé en Iran, la contraception étant facilement accessible et gratuite.
C’est donc au sein de contradictions potentiellement subversives qu’évoluent les jeunes filles : dans un univers politiquement et juridiquement cadenassé, elles s’instruisent, regardent (les programmes étrangers grâce aux antennes paraboliques pourtant interdites), écoutent (cassettes et CD se vendent sous le manteau). Quoi d’étonnant à ce que naissent des aspirations à une libéralisation du régime. En attendant, beaucoup de jeunes résistent ou même provoquent (maquillage outrancier pour les filles, gel dans les cheveux pour les garçons), dans de minuscules espaces de liberté. Une liberté risquée car, à tout moment, les gardien-ne-s de la révolution peuvent intervenir, leur causer tracasseries et difficultés jusqu’à les faire exclure de leur école ou université.
A côté de ces formes de résistance moins mineures qu’il n’y paraît, le monde associatif très présent en Iran, autonome car il vit de fonds propres et comprend majoritairement des membres bénévoles, organise le combat contre les discriminations qui frappent les femmes comme d’autres catégories fragilisées de la société musulmane. Et cela avec une extrême prudence, une grande expertise et un sens aigu de la stratégie. Le mouvement des femmes est comme « une voiture qui avance tous feux éteints », nous disait une responsable de la revue Zanan qui depuis plus de quinze ans fournit un espace où dialoguent des femmes d’horizons idéologiques divers. Zanan traite des questions d’actualité (par exemple la participation féminine aux élections, les restrictions récentes aux libertés individuelles) et rend compte des activités des groupes de femmes dans tout le pays. Si aucun numéro n’a été censuré, certaines de ses journalistes ont été appelées à s’expliquer devant les comités de gardien-ne-s de la révolution ce qui ne semble pas entamer la détermination de l’équipe dans son entreprise d’information, de rassemblement et de lobbying.
La volonté de réunir les forces progressistes pour changer la société en incluant les femmes et les hommes appartenant à des associations religieuses fait la force du mouvement des femmes en Iran. Il faut savoir qu’existe au sein de l’Islam un courant qui affirme la dimension historique de l’interprétation du Coran et qui prône une réinterprétation des textes en fonction du contexte social actuel. Le féminisme islamique -le terme étant une création, dans les années 90, de la diaspora iranienne- s’inscrit dans cette tendance.
La stratégie du mouvement des femmes consiste donc à mettre d’accord sur certaines revendications des personnes ne partageant pas nécessairement les mêmes analyses, ni la même philosophie (à propos des rôles masculins et féminins) et encore moins le même référentiel (laïque ou religieux). Dans le même esprit de lutte commune, la récente campagne Un million de signatures pour changer les lois discriminatoires fait suite à la manifestation pacifiste du 12 juin dernier à Téhéran à laquelle participèrent des milliers de personnes réclamant des droits égaux pour les femmes et qui fut brutalement réprimée par la police. Son objectif dépasse de loin la récolte des signatures comme en atteste la création de comités de formation des bénévoles, de contact avec les médias, de publications et de relations publiques. En effet, l’enjeu réside dans la prise de conscience par l’ensemble de la population de sa capacité collective à changer les lois. Conçue comme une action permanente dans le dialogue, « face à face » avec les gens, la campagne est menée par quelques trois cents bénévoles sur le terrain, formé-e-s à maîtriser parfaitement l’argumentaire juridique et à établir une communication optimale avec toutes sortes de publics. Bref, un travail en profondeur à partir de la conviction qu’un changement réel et durable ne peut être réalisé s’il n’est pas voulu par l’ensemble de la communauté.
(1) Le « nous » renvoie à la délégation de femmes juristes, politiques et représentantes des mouvements de femmes qui se sont rencontrées à Téhéran (après Casablanca et Istamboul) dans le but de créer un réseau international de soutien aux associations de femmes dans trois pays de culture musulmane. Le projet intitulé « Femmes et sociétés en transition », mené par Amazone et soutenu par la Ministre Onkelinx via une ligne budgétaire de diplomatie préventive, sera clôturé en mars 2007 à Bruxelles. (2) Voir son très beau livre « Lire Lolita à Téhéran ».