On connaissait Alison Bechdel comme la dessinatrice des Dykes To Watch Out For, bande dessinée fleuve qui suit l’histoire d’une communauté de lesbiennes depuis plus de 20 ans. Dans Fun Home, elle se lance dans une bande dessinée autobiographique, sorte de roman graphique, qui raconte l’histoire croisée de la découverte de son orientation sexuelle et de celle de son père. Fun Home raconte une maison pas si drôle, minée par le secret bien caché du père, mais constitue surtout une oeuvre de la qualité des ouvrages de Art Spiegelman ou Marjane Satrapi, tant au niveau narratif que graphique.
C’est aussi une réflexion passionnante sur le genre, sur les rapports entre un père et une fille, sur l’enfance d’une fille qui ne se sent pas si fille, dans un petit village des Etats-Unis, avec un père autoritaire, à la fois prof d’anglais et entrepreneur de pompes funèbres. Lorsqu’elle annonce à ses parents son homosexualité, elle découvre que son père est lui-même homosexuel mais a préféré se conformer à une vie hétérosexuelle. Commence alors une quête identitaire sur fond de mémoire familiale. Avec ce roman, Alison Bechdel s’impose comme une très grande auteure de BD. Scum Grrrls l’a rencontrée lors de son passage à Bruxelles.
- SG : Cela fait de nombreuses années que vous avez commencé la série « Dykes To Watch Out For » (DTWOF). Et soudainement voici votre premier roman sous forme de bande dessinée. Comment êtes-vous arrivée à ce projet ?
- AB : J’ai toujours eu envie de raconter cette histoire, depuis le décès de mon père, en tout cas. A l’époque cela m’a paru être une très bonne intrigue, celle d’une fille lesbienne faisant son « coming out » auprès de son père homo. Mais c’était aussi une histoire compliquée, liée à mon histoire familiale et révèlant beaucoup de secrets de famille. Lors du décès de mon père, j’avais 20 ans. Je voulais dessiner cette histoire mais je ne m’en sentais pas encore capable. Il me fallait donc devenir une dessinatrice d’abord… Et à l’époque, Art Spiegelman n’avait pas encore dessiné Maus, les bandes dessinées ne traitaient pas de sujets sérieux. Je ne parvenais donc pas à imaginer pouvoir raconter cette histoire sous forme de bande dessinée. Depuis les comics ont changé, ainsi que la culture et l’attitude générale envers l’homosexualité. Je me suis rendue compte que je pouvais à la fois raconter cette histoire et la dessiner.
- SG : Etait-il difficile de rendre publique une histoire tellement privée, qui parlait de votre père et de sa vie sexuelle cachée ?
- AB : En tant que personne, j’ai un côté très exhibitionniste. Mais ma famille n’est pas contente du tout. Ma mère est partagée. D’un côté elle m’en veut d’avoir exposé ainsi sa vie, d’avoir révélé des choses sur elle et son mari. De l’autre côté, elle est contente parce que le livre se vend si bien.
- SG : S’agit-il d’une tentative unique ou voudriez-vous continuer dans cette veine ? Si c’est le cas, voudriezvous continuer à écrire sur des sujets autobiographiques ou vous diriger plutôt vers la fiction ?
- AB : Oui ! Je voudrais continuer. J’ai adoré faire ce livre et je voudrais en écrire d’autres. Mais la fiction ne m’intéresse pas, je n’ai jamais compris comment cela s’écrivait, de la fiction. Pour certaines personnes, DTWOF est de la fiction, mais pas pour moi. Même si les personnages sont fictionnels, il s’agit plus de raconter ce qui se passe dans le monde.
- SG : Dans DTWOF, vous évoquez beaucoup le contexte politique aux USA. Ce serait pourtant tellement bien que Bush soit une fiction !
- AB : … (rires) Malheureusement il ne l’est pas.
- SG : DTWOF est comme un feuilleton en bande dessinée, on devient tellement vite accro, on se demande toujours ce qui va arriver à tel ou tel personnage… Elles nous accompagnent maintenant depuis 20 ans, donc bien avant The L Word et autres produits de la lesbian hype actuelle. Comment vous positionnez-vous dans cette invasion lesbienne grand public ?
- AB : … Je la déteste. Je veux redevenir invisible. Les vieux jours me manquent, la communauté lesbienne aussi. The L Word et toute cette représentation des lesbiennes destinée au grand public crée sa propre culture, sans donner d’outils pour construire autre chose, et la culture spécifique des lesbiennes est en train de disparaître. La communauté que nous avions auparavant me manque. C’est peut-être très personnel et lié au fait que je vis dans un endroit où je suis très isolée. C’est pour cela que je dessine, pour recréer cette communauté de lesbiennes autour de moi.
- SG : Qu’est-ce qui a changé depuis les débuts de DTWOF, d’un point de vue féministe ?
- AB : … Les choses ont changé. Au début de DTWOF, il n’y avait pas autant de personnages de femmes dans les comics et maintenant il y a toutes ces BD avec des héroïnes, c’est elles qui ont le dernier mot, qui sont drôles, qui mènent l’action. Voir cela dans les jounaux constitue vraiment un grand progrès. Mais dans d’autres domaines, il y a un tel retour en arrière …
- SG : Quelles ont été vos influences et les auteurEs de bande dessinée que vous aimez ?
- AB : … J’ai eu beaucoup d’influences que je ne recommenderais pas (rires). Une de mes plus fortes influences a été Hergé et la ligne claire, ce qui fait que je suis très heureuse d’être en Belgique… Robert Crumb, qui n’est pas quelqu’un à mettre dans un magazine féministe ! J’adore ce que font Lynda Barry, Jessica Abel (qui vient de terminer un livre : La Perdida) et bien sûr, Marjane Satrapi.
Fun Home, Editions Denoë l, 2006. Retrouvez les Dykes To Watch Out For sur le site d’Alison Bechdel, http://www.dykestowatchoutfor.com