Second life, le jeu de rôle virtuel sur Internet qui défraie la chronique compte déjà plus de 1 500 000 participants. Propose de rejoindre une communauté virtuelle, de s’y construire une vie parallèle, de la « vivre  » (essentiellement d’y rencontrer d’autres êtres via le chat), d’y prospérer (construire/acheter des maisons, créer des entreprises, vendre des services et objets virtuels) d’y passer beaucoup de temps, toujours plus, et surtout d’acheter afin d’y dépenser un max de Linden Dollars (1$US=X LD) [1]
Les joueurs : les « résidents » du monde doivent tout d’abord se construire un « avatar » (un personnage), à partir d’une enveloppe humaine. Pas vraiment un corps nu (ne choquons pas les âmes sensibles), plutôt un collant… Le corps par défaut est blanc, mâle, musclé et mince (genre KEN de Barbie). A partir de cette enveloppe on se construit une apparence assez personnifiée (de la taille des yeux à celle des pieds). Le choix d’un genre est totalement binaire, homme ou femme, aucune volonté de proposer des explorations intermédiaires ou différentes, mais il reste la possibilité de basculer facilement de l’un à l’autre. Lorsque l’on bascule d’un genre à l’autre les changements sont assez saisissants. Dans la création de l’avatar féminin une importance démesurée est donnée aux seins : même à zéro le look planche à repasser nous est interdit, tandis qu’au maximum on frise la double montgolfière. Du côté homme, on ne dispose pas des mêmes paramètres : ici c’est plutôt grâce à la taille de la bite ou aux beaux pectoraux qu’on forme son personnage. En basculant d’homme à femme (sans toucher aux paramètres), on rapetisse, on devient chétive, hanche et seins apparaissent. A noter aussi que le genre femme s’accompagne d’un joli déhanchement des plus naturels lorsqu’on marche. Difficile d’échapper à la peau blanche… les nuances tendent vers le jaune ou le vert. Les gens passent plus facilement d’un sexe à l’autre, d’un type de corps à l’autre et même d’une espèce animale à l’autre… que d’une race à l’autre. Le dernier tabou (virtuel) serait-il celui de la race (noire) ? Tout cela a déjà un petit accent réactionnaire : ethnocentrisme, hétérocentrisme, stéréotypes corporels… [2]
Après une heure à peine de vadrouille dans Second Life, mon coeur se serre, manque d’oxygène… que des espaces de nature vides parsemés d’habitations (la plupart privés, voire clôturés), des magasins, des choses et des services qui se vendent. A l’aide de sa carte de crédit du premier monde, on achète des dollars virtuels du second monde pour s’acheter des vêtements, des maisons, des magazines, de la nourriture…VIRTUELLE ! Un monde où tout s’achète (impression de déjà vu ?), des transactions économiques omniprésentes mènent irrémédiablement à un monde de la clôture virtuelle (l’interdit de la propriété). Eriger des grilles, on aime ça dans la Second Life.
Soudain au désespoir, je pousse un cri (ou plutôt un chat dans le vide) « Y at- il autre chose que ce second monde capitaliste ? ». Un aimable scaphandrier de l’espace qui volait par là (oui, enfin un atout de second life : on peut y voler ) me répond « qu’en gros oui, il n’y a que ça, sauf pour ce qui est des jardins... ». Jardins un peu déserts toutefois mais tout est désert dans second life. Il y règne une impression de monde capitaliste après une attaque thermonucléaire. Magasins, villes, villas privées, toutes désertées…Une enveloppe vide. Car le second monde n’est pas habité en permanence, ici pas de crise du logement, les avatars disparaissent lorsqu’ils sont « inutilisés » par leur créateurs. Il y a aussi quelque chose qui m’oppresse et qui tient plus à l’esthétique uniforme de ce monde. Il y règne comme une violence graphique sous-jacente, propre à la majorité des jeux vidéos et à leur interface graphique. Un gris-kaki-treillis-militaire omniprésent. Une esthétique qui est rarement remise en question.
Faut-il envisager Second Life comme un monde de liberté, comme aimerait nous le faire croire le titre du jeu : une seconde vie (… pour se réinventer) ? Peut-être dans le sens de la « liberté d’entreprise », une philosophie bien américo-capitaliste. Loin d’être un utopique paradis à inventer, la liberté semble ici plutôt envisagée (faute de vrai désir ?) non comme un potentiel pour de nouvelles propositions, constructions, participations mais plutôt comme un monde de l’excès et de la consommation. Pas étonnant avec de tels standards que le capitalisme, la violence et la pornographie sexistes y fleurissent. L’anonymat que l’on peut revêtir dans ce monde accorde aux gens la possibilité de fonctionner hors des conventions sociales. Le corps virtuel sert de prothèse à fantasmes. Grâce à cette identité empruntée et anonyme, on sent une forte propension, un genre d’automatisme, à investir les possibilité d’excès, et plus particulièrement les excès sexuels. Remplacer le corps humain par des avatars dans un monde virtuel implique forcément des remises en cause essentielles. Sur le plan des relations « humaines », du plaisir sexuel, des limites, conventions, des artifices, des fantasmes… Pourquoi ne pas en effet se frotter au SM ou encore à la polyamory dans un cadre tellement désincarné ?
Seulement capitalisme, consommation débridée et sexisme sont de terribles bases pour fabriquer un monde et « second life » n’échappe pas à la règle. Les représentations sexistes, comme dans le vrai monde ont pris possession de l’espace « public ». Pornographie, services d’escort et autres « services » de prostitution y sont légion.
Des magazines pornos virtuels, avec des doux noms comme « Sluster » ou « Player » sont vendus sur Second Life, on n’y voit que des représentations sans surprises de corps féminins générés par ordinateur. (Certaines sans doute générées par l’éditeur du magazine, d’autres par des avatars.) [3] Ce monde patriarcal, d’où la remise en question des représentations et habitudes sexistes du « premier monde » est absente, est passé à côté d’un beau potentiel…Il s’en fallait de peu pour (re)produire un monde où l’on offre un service de viol…et ce pas est désormais franchi.
Il y a quelques mois on pouvait apercevoir dans Second life des affiches publicitaires pour un service particulier. La possibilité de « purchase a rape », se payer un viol, est accompagnée des options suivantes : maintenir la victime, être soi-même la victime, etc… Un assaut sexuel coûte 220 Linden Dollars (soit moins d’un dollar réel). Le lieu de la transaction est une rue sombre aux reflets rougeâtres fort évocatrice. Bien qu’il s’agisse, des deux côtés, d’une « transaction volontaire » qui n’implique pas directement des corps réels, le jeu n’en offre pas moins une reproduction virtuelle de comportements machistes et criminels, sans aucune réflexion… Il cautionne la pratique du viol dans le premier monde. Peut-on tout reproduire dans un monde virtuel ? Le jeu normalise et égalise des valeurs, des pratiques bien différentes. Il normalise ainsi l’idée du viol. Il y donne un accès direct [4]. Il entretient aussi l’idée que tout peut s’acheter, une économie abjecte, qui a pour victime principale, le corps des femmes. L’argent déculpabilise, autorise et, perversement, dans le discours machiste, il dévictimise même la victime.
Cela m’amène aussi à une autre question : Pourquoi le monde du fantasme et du sexe serait-il incontournablement forgé dans un espace patriarcal ?
On peut questionner l’ambition de Second Life, de ses créateurs et de ses participants ; celle-ci réside-t-elle dans la copie du « vrai » monde, c’est-à-dire un monde parallèle dans lequel on injecterait un maximum de réel : aller s’acheter des nike, construire sa maison, aller au supermarché… violer une femme (j’ai failli écrire « violer quelqu’un » alors que le service est clairement ciblé) au détour d’une rue sombre. Philip Rosedale, CEO de Linden Lab (la société à la base du jeu), laisse peu d’espoir sur ses ambitions… Il dit : nous sommes en compétition avec le monde réel et voit sa compagnie comme partie intégrante d’une nouvelle sorte de sociétés commerciales sur Internet.
Certains évoquent la valeur thérapeutique du jeu… Se constituer un bel avatar peut, en effet, offrir un espace (illusoire) de liberté pour les gens mal à l’aise dans leur graisse, leur anorexie, leur sale tête ou leur handicap… mais là encore on sombre bien vite dans le danger d’un désir d’uniformisation, de perte d’identité (pourquoi ne pas toutes nous transformer en avatars mâles, blancs, minces, musclés ?) et donc de normalisation, de stéréotype. D’autre part le jeu constitue-t-il un exutoire ? Un endroit où déverser ses frustrations et où exprimer et vivre ce que l’on réprime dans le vrai monde ? Du jet-ski au viol ? Dangereux… Vigilance donc.
Moi, je dis, tout ceci manque cruellement d’imagination…
[1] Il existe quantité de jeux similaires, plus ou moins marchands, élaborés et visités… parmi ceux, trop rares, qui proposent une approche différente, figure le « Croquet project  », un jeu basé sur l’échange de savoirs et la coopération, mais à l’esthétique un peu austère…
[2] A noter toutefois quelques initiatives positives : Le Transgender Resource Center et l’Espace Féministe…
[3] Les éditeurs de Slustler déclare que « les avatars féminins sont plus nombreux parce que ceux-ci sont plus « costumisables » de manière intéressante, que les avatars hommes. » De manière générale il semblerait que plus d’hommes se représentent sous forme d’avatar féminin… Une session de photo de porn virtuelle se paie 1,000 Linden Dollars ($4 US).
[4] Beaucoup de controverses règnent sur la manière de punir les « offenders » et sur ce qui constitue un crime… Les lois du monde réelles doivent-elles être étendues à celui-ci ?