On sait combien les mouvements homosexuels sont traditionnellement peu suspects d’un féminisme acharné. Surtout parce qu’ils sont souvent largement dominés par les hommes, qui, parce qu’ils sont gays, ont encore moins de chance d’être témoins des discriminations dont les femmes font l’objet. Cela fait un peu cliché, mais la misogynie des pédés est encore, malheureusement, une réalité pour beaucoup d’entre eux.
D’autres heureusement ont depuis longtemps compris que la lutte homosexuelle a été portée par le féminisme et est née dans le même terreau d’une société patriarcale hétérocentrée. Et parmi ceux-ci, rares seraient ceux qui dénieraient l’apport du féminisme, tant au niveau des réflexions et théories, que sur le plan militant et activiste, aux groupes militants gays et queers. C’est particulièrement le mouvement queer (je vise le mouvement politique et non pas la récupération commerciale qui a été faite du terme queer) qui se revendique clairement du féminisme. Tout d’abord, parce qu’il est né des écrits de Judith Butler sur le Gender Trouble, ou le Trouble du Genre. Pour rappel, ce livre paru en 1991, et qui vient d’être traduit en français, visait à interroger et déconstruire la catégorie « femme » sur laquelle se basait le féminisme.
Cette déconstruction aboutissait à une destruction du binarisme biologique, psychologique et social de l’homme et de la femme et laissait donc la place à tous ceux qui ne se sentaient pas répondre exactement à l’une et l’autre catégorie, les « queers ». Les queers, travestis, transgenres, lesbiennes butch et autres étaient justement pour Butler les porteurs d’une parodie du genre qui en démontrait les limites et l’artificialité.
En contestant la norme du genre féminin ou masculin, en déconstruisant ce qui fait l’homme et ce qui fait la femme dans nos sociétés, les politiques et théories queer ébranlent un peu plus encore l’édifice patriarcal, ce qui ne peut que faire plaisir aux féministes.
Il y a toutefois un risque que les mouvements queers, dans leur entreprise de déconstruction, en viennent à ne plus reconnaître la nécessité d’une lutte et d’une lecture de la société centrée sur les femmes. Aux Etats-Unis, les woman studies dans les universités sont parfois remplacées par les queer studies et les budgets des études réservées au sujet « femme » en diminuent d’autant. Cette appropriation possible par les queers du champ de réflexion et d’action sur le genre pourrait avoir pour conséquence de dissoudre le féminisme dans une lutte plus générale, sans doute également utile, mais dont il ferait peut-être les frais. Rapport complexe donc s’il en est entre féminisme et mouvement queer dont l’Université d’Eté Euroméditerranéenne des Homosexualités (UEEH) qui s’est tenue à Marseille en juillet, fut le témoin.
Pour la 11ème année consécutive, plusieurs centaines de lesbiennes, de gais, de bis et de trans, de tous genres, sexes, âges, origines et nationalités s’y retrouvent pendant une semaine. Ouvertes à toutEs, l’UEEH est un espace d’échanges, de débats, de groupes de paroles, sous forme de conférences, ateliers, expositions, loisirs, spectacles, etc., proposés par les participants eux-mêmes.
Cette université est devenue, au fil des années, bien plus proche d’une approche queer que des mouvements gays classiques. La confusion des genres y est privilégiée et les transgenres sont chaque année plus nombreux à y assister et à y animer des ateliers. Sur place, on sent très vite un esprit queer dans les comportements et les attitudes. Nombreux sont les garçons qui profitent de ces quelques jours pour se vêtir d’apparats à l’allure plus féminine, sans pour autant qu’on puisse parler de travestisme : ils s’inventent plutôt une nouvelle manière de porter des vêtements socialement dévolus aux femmes, expérimentant un autre rapport à leur corps. Beaucoup de femmes présentes ont les jambes non épilées qu’elles exhibent sans honte, d’autres (ou les mêmes) se promènent seins nus, sans provocation mais plus à la manière dont les hommes se mettent torse nu au moindre coup de chaleur. De manière plus générale, les femmes relâchent la tension qu’elles mettent normalement sur leur corps. Femmes et hommes s’attribuent donc des avantages normalement réservés à l’autre sexe et réinventent leur corps. Ce relâchement du genre a quelque chose de libérateur, d’autant plus qu’il opère dans un espace mixte.
Contrairement aux concours de travestis dans les boîtes gays ou aux camps de musique de femmes, dans lesquels de telles libertés se prennent aussi, l’intérêt est ici que ce jeu des attributs de genre confronte le regard de l’autre genre, de l’autre sexe, sans gêne aucune.
Cela est bien entendu favorisé par le fait que l’UEEH se déroule dans un espacetemps fermé. L’Université prend place pendant une semaine dans un lieu dont l’accès est réservé aux seuls membres, dans les locaux de l’école d’art et d’architecture de l’université de Lumigny. La géographie participe de cette fermeture de l’espace. Le campus se trouve en plein milieu du massif des calanques, au bout d’une route qui ne mène nulle part ailleurs. Même lors du colloque qui faisait lieu de jour de sortie à Marseille, les participants se sont retrouvés au Conseil de la Région, autre espace protégé, urbain cette fois, auquel l’accès était contrôlé et sécurisé.
Cette fermeture de l’espace et du temps renforce l’idée d’un laboratoire, où toute expérimentation est possible, car elle se réalise loin des règles sociales habituelles qui pourraient la vicier. Elle favorise aussi la confrontation à la mixité, entre gays, lesbiennes, bis, trans et autres, entre hommes, femmes et autres.
A priori, on y est donc plus dans une logique queer que dans une dynamique proprement féministe. Alors que la mixité risque parfois de rendre invisibles les différences au détriment des besoins spécifiques ou des questions politiques qui naissent de ces différences, l’UEEH réussit à prouver qu’elle peut aussi être l’occasion d’une véritable ouverture à l’autre. Les thèmes des ateliers montraient par exemple un bel équilibre entre sujets gays, sujets lesbiens, sujets trans, sujets féministes. Et cet équilibre se retrouvait aussi dans des détails pas si insignifiants, comme, par exemple, la présence aussi importante de digues dentaires que de capotes dans les lieux de sexe. Une play party, sorte de lieu de rencontre sexuelle libre, est organisée durant la grosse soirée du samedi. Des lieux y sont réservés aux relations lesbiennes, gays, mixtes ou autres. C’est l’occasion d’une fabuleuse libération des corps qui se joue aussi dans un espace queer, à mille lieues de la logique excluante et consommatrice des back rooms gays. Là aussi, dans la préparation minutieuse de cet événement et dans la définition des règles qui s’y appliqueront, une attention particulière est accordée aux besoins de chacun et aux désirs possibles de chaque genre.
Et le féminisme dans tout cela ? En premier lieu, il était l’invité privilégié des organisateurs puisque le colloque du vendredi lui était consacré, ainsi que de nombreux ateliers durant toute la semaine. Les thèmes du colloque étaient notamment le black feminism, la difficulté d’effectuer une recherche scientifique féministe et lesbienne à l’université, l’usage du gode chez les lesbiennes, les images des lesbiennes dans le féminisme des années 70. Et chaque jour, une sélection de films, souvent féministes, était proposée en collaboration avec le Centre d’archives audiovisuelles Simone de Beauvoir.
Surtout, le féminisme semblait une évidence pour beaucoup. Les mecs présents ont souvent eu des propos ou des attitudes féministes, de manière spontanée. En témoignait par exemple un film vidéo tourné tout au long de la semaine, qui ne poursuivait pas forcément un but féministe mais dans lequel les hommes interviewés défendent des positions très féministes, sans même qu’on leur demande. Personne ne semble avoir peur même de prononcer le mot ou de se dire féministe, ce qui est de plus en plus rare dans un événement gay. Cela fait toujours plaisir !
Les ateliers animés par des transgenres et transexuelle- s ont aussi fait montre d’une inattendue confrontation entre queer et féminisme. La reconnaissance du mouvement transgenre et son inclusion dans les groupes gays et lesbiens doit beaucoup à la réflexion queer. Mais les féministes n’ont toujours pas accueilli d’un bon oeil ces transfuges du genre qui leur paraissaient caricaturer l’image de la femme ou, s’agissant des female-to-male, qui semblaient inciter les femmes qui ne s’acceptaient pas à devenir des hommes. Les transsexuels présents aux UEEH ont expliqué combien cette vision de certaines féministes était fausse et leur avait nui. Ils et elles ont aussi présenté leur parcours d’une manière fort féministe.
Mais tout n’est pas si rose sous le soleil queer. La confrontation des genres et des sexes a aussi ses ratés et parfois, certains réflexes sexistes bien ancrés remontent à la surface. A certains moments, les hommes parlent de leur position d’hommes sans se rendre compte des biais que cela implique. Par exemple, lors du colloque, un intervenant, auteur du dictionnaire sur l’homophobie, a tenté de rassembler toute une série d’oppressions et de discriminations sous le terme de « sexophobie », soit la peur et le dégoût que notre société judéo-chrétienne a du sexe en général. Mais cette vision néglige le sexisme que subissent particulièrement les femmes en raison de la construction patriarcale de cette société ou encourage le développement de la prostitution, autre oppression des femmes. Ce que n’ont pas manqué de lui faire remarquer les féministes présentes.
Le colloque a aussi montré les limites de certaines positions queer. Lors d’une discussion sur l’usage du gode par les lesbiennes, discussion qui était un peu trop centrée sans doute sur l’assimilation du gode à un pénis, de jeunes lesbiennes se sont révoltées. Se qualifiant de lesbiennes pro-sexe (sans parvenir à définir cette catégorie nouvelle), elles souhaitent surtout dénoncer l’emploi qui était fait par l’oratrice de la dichotomie homme-femme. Pour elles, il n’y auraient plus ni hommes, ni femmes, mais seulement des individu-e-s qu’il ne faut plus définir par leur sexe ou leur genre. L’une d’elles ne souhaitait même plus qu’on s’adresse à elle ni au masculin ni au féminin mais sans pouvoir proposer autre chose. Cette volonté de rejeter aux oubliettes la distinction hommefemme serait une conséquence malheureuse de la théorie queer. Lorsque Judith Butler déconstruit le genre, elle n’a pas pour intention de réduire la catégorie des femmes à néant mais de montrer sa complexité et les différents mécanismes qui la construisent. Il ne s’agit pas, pour Butler, de rendre au féminisme une enveloppe vide sur laquelle il ne pourrait plus asseoir ses luttes mais bien de lui donner une nouvelle base de réflexion. Elle recourt aux queers, soit à tous ceux qui défient les normes du genre pour montrer combien chacun-e construit chaque jour son genre, dans la performance et l’invention.
En écoutant ces lesbiennes dites pro-sexe, on se demande si elles se rendent compte que la catégorie « femme » a encore une signification bien réelle, que ce soit sur la feuille de paie, dans le cadre du travail ménager, en matière de contrôle des corps, dans les réseaux d’exploitation et de traite, dans les chiffres mondiaux de la pauvreté, etc. Tous ces sujets ne sont pas très glamour bien sûr, et c’est vrai que le queer relève aussi d’un effet de mode à certains égards. Les luttes queer se battent-elles aussi pour ces questions propres aux femmes ? Si ce n’était pas le cas, alors il y aurait fort à craindre que le queerisme absorbe le féminisme, sans que cela ne signifie un progrès pour les femmes.
N’y a-t-il pas plus à gagner dans la solidarité des deux mouvements, sans que l’un intègre l’autre ? L’UEEH a le mérite de montrer que queer et féminisme ne sont pas nécessairement des soeurs ennemies mais s’enrichissent mutuellement, dans la camaraderie et la bonne humeur, tout en gardant leur individualité, que queer et féminisme peuvent poursuivre des luttes voisines mais particulières tout en se rencontrant sur des objectifs ou actions communs. L’un et l’autre ont tout à gagner de ce type de rencontre.
Photos by F.