Les luttes féministes ont beau avoir (provisoirement peut-être et seulement dans quelques pays) gagné le droit à l’avortement, à la contraception, le contrôle de la société sur le corps des femmes n’a jamais vraiment fléchi. Il a pris d’autres formes plus sournoises, plus en phase avec la société de consommation postindustrielle de ces trente dernières années.
Règne de l’apparence, de la minceur, de la beauté standardisée et normative, qui se traduit par un contrôle incessant de notre poids, de notre silhouette, de nos poils, de notre peau, de notre obligatoire jeunesse, de notre plaisir, de notre tenue, de notre santé, de notre comportement. « Mon corps m’appartient », disaient les féministes dans les années septante. Nous appartient- il toujours dans les années 2000 ?
Des féministes de Lyon ont publié récemment un livre sur ce corps, celui des femmes et sur les sujétions croissantes qu’il subit. Son titre est « Mon corps est un champ de bataille », proposition plus dubitative que l’affirmation « Mon corps m’appartient » de nos prédécesseuses, et qui rappelle le « My body is a battleground » de l’artiste Barbara Kruger. Ce joli livre d’une centaine de pages propose quelques témoignages de femmes sur la relation à leur corps. Elles ont de 25 à 35 ans, se disent plutôt précaires, issues de la classe moyenne blanche ou de l’immigration dite « intégrée », Elles veulent « rendre visible une violence banalisée à l’encontre des femmes dans la société dite occidentale ; traduire une relation conflictuelle et quasi punitive que les femmes entretiennent de plus en plus, et de plus en plus jeunes, à leur corps, dans un contexte socio-culturel qui martèle au quotidien un discours unique sur la « féminité », la beauté, le bonheur… ».
Le tout est illustré de dessins, de photomontages et surtout, de très belles photos qui emprisonnent différents corps nus féminins dans des cases. Ces corps, qui paraissent vouloir s’extirper de ces cases, s’en échapper, ou simplement s’y replier, sont extrêmement beaux et finissent, paradoxalement, par sembler libérés.
L’effet le plus jubilatoire de ce livre, en tout cas pour moi, a été de me réconcilier un petit peu avec mon propre corps. Car je vais vous avouer une chose, une chose qu’on ne dit normalement pas, moi, mon corps, je ne l’aime pas du tout ! Je le trouve odieux, pas sympathique pour un sou, même pas joli. Il me gêne, il m’embête, il me paraît si différent de moi, j’ai l’impression qu’on n’a vraiment rien en commun. Et en plus, malgré que je ne l’aime pas et que je lui fasse bien sentir, il est toujours fourré avec moi, à me coller tout le temps, à ne pas me quitter d’une semelle. Cela me force bien entendu à être encore plus méchante avec lui, plus injuste, pour qu’il finisse par comprendre à la fin, mais rien n’y fait, il s’incruste. Et j’étais encore plus méchante en étant adolescente. Qu’est-ce que je ne lui faisais pas subir alors ! Mais il faut bien dire qu’à cette époque, il me faisait particulièrement souffrir.
Bon, c’est vrai que parfois il me donne un peu de plaisir, qu’en le regardant de côté, sans qu’il s’en aperçoive, je l’aime quand même un peu, mais c’est rare que cela dure. C’est vrai aussi qu’avec le temps, avec l’âge, en fréquentant d’autres corps de femmes, je finis par m’habituer à lui, à le trouver pas si mal que cela.
Le plus difficile, c’est que je ne puisse pratiquement pas en parler autour de moi. Car cela ne se fait pas, il faut aimer tout le monde, surtout soi et ce qui est censé en faire partie. Même entre féministes, le sujet reste tabou. Même entre féministes du Scum, c’est dire ! On parle un peu des poils et de l’épilation quasi obligatoire, de nos règles, des régimes (mais pas souvent comme d’une servitude), de l’idéal de beauté des magazines (mais cela concerne surtout un corps représenté, pas notre corps vécu), des troubles alimentaires (mais on renvoie à des gamines, qui ne sont pas vraiment nous, ou si peu). Mais de là à parler de son propre corps et du rapport de haine qu’on peut avoir avec lui, il y a de la marge. Parce qu’on a presque honte de dire qu’on n’aime pas son corps. Sans doute parce que c’est s’avouer qu’il ne correspond pas vraiment aux normes, à ce qu’on en attendrait. C’est donc admettre l’existence de ces normes et se mettre de soi-même à l’écart de celles-ci, en le regrettant et donc en confirmant leur validité. Pas de quoi être fière en tant que féministe…
C’est pour cela que « Mon corps est un champ de bataille » est un livre essentiel. D’un témoignage à l’autre, on se retrouve, on se reconnaît. Aline parle de ses années de puberté, de son « entrée en féminité », les règles qui commencent, les seins qui poussent, les regards des garçons qui se font concupiscents, l’éducation sexuelle qui se veut ouverte mais reste tronquée, négligeant de parler du clitoris, de la masturbation, du plaisir entre femmes, le choix de vêtements larges et informes qui cachent ce qu’ils peuvent. Lucile raconte son rapport à un corps jugé (par les autres, et donc par elle aussi) trop gros et les gestes quotidiens qui en résultent :
« Tirer mon pull sur mon ventre, ou pour mieux
cacher mes fesses
ne pas s’asseoir comme ça, ça écrase les cuisses
ne pas se tenir comme ça, ça met en évidence le
double menton
relever cette chaussette qui descend pour ne pas
laisser apercevoir mes poils
paniquer à l’idée de revoir des ami-e-s « d’avant »,
du temps où j’étais mince. Trop honte.
Me mettre un jeans qui serre, dans lequel je me
sentirai mal toute la journée, mais avec lequel je
fais plus mince.
Crever d’envie d’aller me baigner avec les autres,
mais feindre d’un air assuré de ne pas avoir trop
envie ; les regarder hurler dans l’eau, avec cette
force énorme qui me retenait, pour finalement
faire mine de tomber dans l’eau par accident , toute
habillée. »
Et puis Lucile parle des groupes féministes dont elle a fait partie, de la possibilité d’y parler du corps, de le politiser, et du poids de ce corps privé qui peu à peu s’est fait plus léger. Dans un autre article, elle évoque un travail similaire sur ses poils, de l’obligation sociale de s’épiler les jambes, les aisselles, le maillot, la moustache, le menton, les mamelons. Ici, la pression sociale se fait plus sournoise car « si les filles grosses sont visibles ; les filles poilues beaucoup moins ». Presque toutes les femmes en passent par l’épilation… Son histoire de « coming-out-poilsaux- jambes », comme elle l’appelle, est drôle et courageuse. En rencontrant des femmes qui ne s’épilaient plus les aisselles ou les jambes lui a permis de franchir le pas elle aussi et petit à petit, de se balader en short jambes poilues… Ensuite, un film sur Jennifer Miller, femme à barbe, lui a fait renoncer à la pince à épiler pour le menton et assumer une légère barbichette. Là, pas moyen de la dissimuler sous un pull ou un pantalon ! Ce qui est intéressant dans son témoignage c’est qu’elle conclut en disant que puisqu’elle est parvenue, dans sa tête, à se convaincre que cette histoire de poils n’avait finalement pas beaucoup d’importance, depuis, elle peut décider de se raser ou de s’épiler sans s’y sentir obligée, mais juste en fonction de ses envies.
Un texte de Carla Rice, canadienne qui travaille sur les troubles alimentaires, qui date de 1994, complète d’autres témoignages sur la boulimie ou l’anorexie. Elle y brosse le portrait d’un corps de femmes tellement soumis au contrôle qu’elles finissent par le mutiler ou le violenter :
« Nos ressentis collectifs de dégoût, de honte et d’aliénation sont les retombées d’une guerre – un conflit mené sur le terrain de nos corps. Ce conflit, qui se joue sur le terrain de ce qui nous définit en tant que femmes, est mené à travers la régulation, le contrôle, la suppression et l’occupation de pratiquement tous les aspects de notre être physique – sexualité, tenue, apparence, comportement, force, santé, reproduction, silhouette, taille, espace, expression et mouvement. (…) La guerre menée sur le corps des femmes est d’abord un conflit sur les mensurations et la silhouette, sur le terrain et le territoire de nos corps, par l’usage de tabous profondément ancrés et un diktat patriarcal puissant contre les femmes qui occupent la place et qui réclament leur propre espace ».
Cette objectivation par les femmes elles-mêmes de leur propre corps a de multiples conséquences, dont nous sommes toutes conscientes, même si nous avons encore du mal à les relier à notre propre expérience. Pour ne prendre pour exemple que le contrôle de notre ligne, 70% d’entre nous font régulièrement des régimes ; l’idéal de beauté est devenu 23% plus mince ces vingt dernières années, bien que le poids moyen des femmes ait augmenté de 4% ; une femme sur cinq a connu des troubles alimentaires graves.
Cette norme de minceur peut compter sur de nombreux relais dans les médias qui nous abreuvent jour après jour d’images de femmes minces, voire anorexiques. Mais le contrôle se fait parfois plus insidieux. N’avez-vous jamais remarqué la pression constante qu’exercent de simples mécanismes comme les tailles dans les magasins ? Lorsque les numéros (38, 40, 42, etc…) laissent la place à des qualificatifs (XS, S, M, L et XL), on se retrouve avec une parfaite échelle de récompense. Vous ne rentrez que dans du large ou de l’extra large ? Vous n’avez pas honte ? Vous êtes une femme « large » avec tout ce que cela sous-entend comme dérogation aux tailles probablement considérées comme normales, soit les tailles médium ou small. Et si cela ne suffisait pas, dans les rayons, abondent les exemplaires en taille XS ou S, et vous avez curieusement bien plus de mal à trouver un L ou un XL. Certaines marques ne font même pas de XL. Rien de tel pour confirmer votre impression que toutes les autres femmes, celles qui doivent être normales, trouvent pantalon à leurs hanches dans les tailles inférieures à L ou XL, pour renforcer votre sentiment que c’est bien vous qui ne répondez pas aux normes ! Et que dire des cabines d’essayage, toujours plus petites, où, à moins d’avoir moins de douze ans, vous vous contorsionnez pour voir votre corps forcément mal à l’aise dans un miroir de toute manière trop proche…
Pas étonnant que beaucoup d’entre nous fassent des régimes incessants (je ne rentre pas dans le détail) qui, fort opportunément, créent une dépendance à des produits de consommation d’un nnouveau genre, repas protéinés, compléments alimentaires, etc, enrichissant des industries florissantes qui vivent sur notre propre insécurité. On finit, entre femmes, par comparer les mérites de tel et tel régime. On néglige de parler d’abord de notre corps et de notre relation difficile à cet organisme parfois bien étranger.
N’est-il pas temps de relancer la discussion sur nos corps ? De prendre « à bras le corps » nos problèmes de poids, de poils, de peau, de règles ? Nos gros seins, nos petits seins, nos bourrelets, nos doubles mentons, notre maigreur, nos boutons, nos rondeurs ?
Les photos qui illustrent notre article sont reprises du livre.
Le livre Mon corps est un champ de bataille est disponible aux Editions Ma Colère 74 Rue Paul Bert 69003 LYON ISBN 2-9522116-0-4 (10 €)
http://ma.colere.free.fr
ma.colere@free.fr